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Lev fourragea dans son abondante crinière blonde.

– Je ne sais plus, moi ! Non, ce n'était pas ta signature, il y avait en bas une simple initiale. Un C majuscule, je crois, suivi d'un point. De toute façon, Rembert, j'avais bien l'intention de te voir à l'occasion de mon passage, et j'aurais nécessairement fait la connaissance du père Nil.

Le visage de Leeland s'était brusquement fermé : Catzinger ou Calfo ? La colère, à nouveau, montait en lui.

Tout à ses pensées, Nil avait suivi distraitement cet échange. Il était assailli par bien d'autres questions, et intervint brusquement :

– Le résultat seul compte, puisque grâce à cette lettre j'ai pu entendre ce soir une fabuleuse interprétation du concerto de Rachmaninov. Mais dites-moi, Lev... pourquoi nous faites-vous ces confidences ? Vous devinez ce que signifierait pour Rembert et pour moi la découverte  d'une nouvelle lettre d'apôtre, miraculeusement tirée de l'oubli à la fin du XXe siècle et qui remettrait en cause notre foi. Pourquoi nous avoir dit tout cela ?

Lev répondit par son sourire le plus charmeur. Il ne pouvait pas dire à Nil la vérité : « parce que ce sont les instructions du Mossad ».

– Et qui donc plus que vous pourrait être intéressé ?

Il semblait n'attacher aucune importance à la question de Nil, et l'observait avec amitié.

– Père Nil... est-ce qu'un simple document ancien, qui contesterait la divinité de Jésus, changerait vraiment quelque chose pour vous ?

Les derniers clients venaient de quitter la trattoria, ils étaient seuls maintenant dans la salle que le patron commençait à ranger mollement. Nil réfléchit longuement avant de répondre, comme s'il oubliait à qui il s'adressait :

– Vous m'apprenez ce soir qu'une épître apostolique a été découverte à Qumrân en même temps que les manuscrits de la mer Morte : ce document, j'accumule depuis quelques semaines les preuves de son existence. Au IIIe siècle avec un manuscrit copte, à la charnière du IVe siècle avec un texte d'Origène. Au VIIe siècle avec les allusions du Coran, au VIIIe siècle avec un code introduit dans le Symbole de Nicée à Germigny, et enfin au XIVe siècle avec le procès des templiers. Tout cela après des années passées à décrypter le texte de la fin du Ier siècle d'où tout est parti : l'Évangile selon saint Jean. L'épître du treizième apôtre, j'ai pu la suivre à la trace, grâce à son ombre portée sur l'histoire de l'Occident.

Il regarda Lev bien en face.

– Maintenant, vous venez me dire que vous l'avez transportée dans votre cartable d'écolier, alors que vous cherchiez à accomplir sous les bombes une mission pour le chef de la Hagana. Puis vous m'apprenez qu'elle se trouverait quelque part au Vatican, cachée ou simplement ignorée. Vous avez entendu Ygaël Yadin vous dire qu'elle contenait un secret terrifiant. Même si je prenais connaissance de son contenu – qui doit être bien terrible, en effet, pour avoir donné lieu au cours des siècles à tant d'exclusions, de meurtres et de complots –, cela ne changerait rien à ma relation avec Jésus. Je l'ai rencontré personnellement, Lev, pouvez-vous comprendre cela ? Sa personne n'appartient à aucune Église, il n'a pas besoin d'elles pour exister.

Lev semblait impressionné. Il posa doucement sa main sur l'avant-bras de Nil.

– Je n'ai jamais été très pratiquant, père Nil, mais tout juif comprend ce que vous me dites là, parce que tout juif est issu de la lignée des prophètes, qu'il le veuille ou non. Sachez que vous m'êtes infiniment sympathique, et si j'ai beaucoup menti dans ma vie, en vous disant cela je suis totalement sincère.

Il se leva, le patron commençait à tourner autour de leur table.

– De toute mon âme, je souhaite que vous aboutissiez dans votre recherche. Ne croyez pas qu'elle ne concerne que vous, et je ne vous en dirai pas plus. Prenez garde : les prophètes et ceux qui leur ressemblent ont tous connu une mort violente. Cela aussi, un juif le sait d'instinct, et il l'accepte comme le juif Jésus l'a accepté, autrefois. Il est maintenant deux heures du matin : permettez que je vous offre le taxi pour revenir à San Girolamo.

Tassé au fond de la banquette, Nil regardait défiler le dôme du Vatican qui luisait doucement dans la froide nuit de décembre, quand une buée de larmes brouilla sa vue. Jusqu'ici cette lettre n'était qu'une hypothèse, elle n'avait de réalité que virtuelle. Il venait de serrer une main qui l'avait touchée, de croiser un regard qui avait vu ce document.

Brusquement, l'hypothèse devenait réalité. La lettre du treizième apôtre se trouvait sans doute quelque part derrière la haute muraille du Vatican.

Il irait jusqu'au bout. Lui aussi, il verrait cette lettre de ses propres yeux.

Et tâcherait de survivre, contrairement à tous ceux qui l'avaient précédé.

72.

Leeland jouait un prélude de Bach quand Nil arriva au studio de la via Aurelia. Jusqu'à l'aube, il avait ruminé les révélations de Lev Barjona. Ses yeux cernés soulignaient l'inquiétude qui l'habitait.

– Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit : trop de choses nouvelles, d'un seul coup ! Ce n'est pas grave : allons à la réserve, me pencher sur tes manuscrits de chant grégorien m'aidera à retrouver mes esprits. Tu te rends compte, Rembert, la lettre du treizième apôtre se trouverait au Vatican !

– Nous ne pourrons y passer que la matinée. Je viens de recevoir un coup de fil de Mgr Calfo : le cardinal me convoque aujourd'hui à quatorze heures dans son bureau.

– Et pourquoi donc ?

– Oh... – Leeland ferma le piano, l'air embarrassé –, je crois savoir pourquoi, mais je préfère ne pas t'en parler maintenant. Si cette mystérieuse épître après laquelle tu cours depuis des années se trouve au Vatican, comment vas-tu pouvoir mettre la main dessus ?

Ce fut au tour de Nil d'avoir l'air gêné.

– Pardonne-moi, Remby, moi aussi je préfère ne pas te répondre tout de suite. Tu vois ce que le Vatican a fait de nous : des frères qui ne le sont plus complètement, puisqu'ils ne se disent pas tout...

À l'étage inférieur, Moktar arrêta ses magnétophones et siffla entre ses dents. Nil venait de prononcer une phrase qui valait beaucoup de dollars : la lettre du treizième apôtre se trouverait au Vatican ! Il avait eu raison d'écouter les ordres du Caire, et de ne rien faire encore contre le petit Français. Le Fatah en savait presque autant que Calfo sur cette lettre, et sur son importance vitale pour le christianisme : l'étau se resserrait autour de Nil, il fallait le laisser aller jusqu'au bout.

Calfo protégeait la chrétienté, mais lui, Moktar, protégeait l'islam, son Coran et son Prophète – béni soit son nom.

En parcourant le long couloir qui menait au bureau du préfet de la Congrégation, Leeland sentit son estomac se contracter. Tapis feutrés, appliques vénitiennes, boiseries précieuses : ce luxe, soudain, lui parut insupportable. C'était le signe ostentatoire de la puissance d'une organisation qui n'hésitait pas à broyer ses propres membres, pour préserver l'existence d'un immense empire basé sur une succession de mensonges. Depuis l'arrivée de Nil, il se rendait compte que son ami était devenu victime de ce pouvoir, comme lui – mais pour une tout autre raison. Leeland ne s'était jamais vraiment posé de questions sur sa foi : les découvertes de Nil le bouleversaient, et confortaient sa rébellion intérieure. Il frappa discrètement sur la haute porte ornée de minces filets d'or.

– Entrez, monseigneur, je vous attendais.

Leeland s'était préparé à le trouver flanqué de Calfo, mais Catzinger était seul. Sur son bureau nu était posé un simple dossier barré de rouge. Le visage du cardinal, habituellement rond et rose, était dur comme une pierre.