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Deux larmes coulèrent sur ses joues : il ne pourrait pas aller plus loin. Nil lui prit le verre des mains, et le posa sur le piano. Il hésita un instant :

– Cet amour mutuel, cet amour dont vous étiez chacun conscient, l'avez-vous exprimé par un contact physique quelconque ?

Leeland leva vers lui un regard noyé de larmes.

– Jamais ! Jamais tu m'entends, si tu fais allusion à quoi que ce soit de vulgaire. Je respirais sa présence, je percevais les vibrations de son être, mais jamais nos corps ne se sont livrés à un contact grossier. Jamais je n'ai cessé d'être moine, jamais il n'a cessé d'être pur comme un cristal. Nous nous aimions, Nil, et le savoir suffisait à notre bonheur. À dater de ce jour, l'amour de Dieu m'est devenu plus compréhensible, plus proche. Peut-être le disciple bien-aimé et Jésus ont-ils vécu quelque chose de semblable, autrefois ?

Nil fit une moue. Il ne fallait pas tout mélanger, mais rester sur le terrain des faits.

– S'il ne s'est rien passé entre vous, s'il n'y a jamais eu aucun acte et donc aucune matière à péché – pardonne-moi, c'est ainsi que les théologiens raisonnent – en quoi Catzinger est-il concerné ? Car tu sors de son bureau, n'est-ce pas ?

– J'ai écrit autrefois à Anselm quelques lettres où cet amour transparaît : je ne sais pas à la suite de quelles pressions le Vatican a pu mettre la main dessus, avec deux photos innocentes où Anselm et moi nous trouvons côte à côte. Tu connais la hantise de l'Église pour tout ce qui touche au sexe : cela a suffi pour nourrir leur imagination maladive, pour m'accuser de dépravation morale, pour salir et couvrir de boue nauséabonde un sentiment qu'ils ne peuvent comprendre. Ces prélats sont-ils encore des êtres humains, Nil ? J'en doute, ils n'ont jamais connu la blessure d'amour qui fait naître un homme à l'humanité.

– Donc, insista Nil, c'est sur toi maintenant que Catzinger fait pression. Mais sais-tu pour quelle raison ? Que t'a-t-il dit, pourquoi es-tu si bouleversé ?

Leeland baissa la tête, et répondit dans un souffle :

– Le jour de ton arrivée à Rome, il m'a convoqué. Et m'a chargé de lui rapporter toutes nos conversations, faute de quoi il me livrait en pâture à la presse : moi j'y survivrai peut-être, mais Anselm est sans défense, il n'est pas armé pour tenir tête à la meute, je sais qu'il sera détruit. Parce que j'ai connu le sentiment d'amour, parce que j'ai osé aimer, on m'a demandé de t'espionner, Nil !

Le premier moment de surprise passé, Nil se leva et se servit un verre de bourbon. Maintenant il comprenait l'attitude ambiguë de son ami, ses brusques silences. Tout s'éclaircissait : les documents volés dans sa cellule du bord de Loire avaient dû parvenir très vite sur un bureau de la Congrégation. Sa convocation à Rome sous un prétexte artificiel, ses retrouvailles avec Leeland, tout était prévu, tout résultait d'un plan. Espionné ? Il l'avait été à l'abbaye, dès le lendemain de la mort d'Andrei. Une fois à Rome, l'infortuné Rembert n'avait plus été qu'un pion sur un échiquier, dont lui-même était la pièce centrale.

Il réfléchissait intensément, mais sa décision fut vite prise :

– Rembert, mes recherches et celles d'Andrei semblent déranger beaucoup de monde. Depuis que j'ai découvert la présence d'un treizième apôtre dans la chambre haute aux côtés de Jésus, et la façon dont il a été exclu sans relâche par une volonté tenace, il se passe des choses que je ne croyais plus possibles au XXe siècle. Pour l'Église, je suis devenu un galeux parce que j'ai fini par admettre l'inadmissible évidence : la transformation de Jésus en Christ-Dieu fut une imposture. Et aussi parce que j'ai découvert une face cachée de la personnalité du premier pape, les manœuvres du pouvoir à l'origine de l'Église. On ne me laissera pas continuer dans cette voie : je suis maintenant convaincu que c'est pour s'y être engagé qu'Andrei est tombé du Rome express. Je veux venger sa mort, et la vérité seule la vengera. Es-tu prêt à m'accompagner jusqu'au bout ?

Sans hésiter Leeland répondit, d'une voix sourde :

– Tu veux venger ton ami disparu, et moi je veux venger mon ami vivant, réduit à la honte et au silence dans ma propre abbaye : depuis des mois il ne m'écrit plus. Je veux venger la salissure qui nous a éclaboussés, la mise à mort de quelque chose de beaucoup trop innocent pour être compris par les hommes du Vatican. Oui, je suis avec toi, Nil : enfin, nous nous retrouvons !

Nil se renversa dans son fauteuil, et vida son verre avec une grimace. « Je me mets à boire comme un cow-boy ! » Subitement, sa tension se relâcha : à nouveau il pouvait tout partager avec son ami. L'action seule leur permettrait d'échapper à l'enfermement.

– Je veux retrouver cette épître. Mais je me pose des questions à propos de Lev Barjona : notre rencontre n'était pas fortuite, elle a été provoquée. Par qui, et pourquoi ?

– Lev est un ami, j'ai confiance en lui.

– Mais c'est un juif, et il a été membre du Mossad. Comme il nous l'a dit, les Israéliens connaissent l'existence de la lettre, et peut-être même son contenu, puisque Ygaël Yadin l'a lue et en a parlé avant de mourir. Qui d'autre est au courant ? Il semble que le Vatican ignore qu'elle se trouve quelque part entre ses murs. Pourquoi Lev m'a-t-il lâché cette information ? Un homme comme lui ne fait rien à la légère.

– Je n'en sais rien. Mais comment vas-tu retrouver un simple feuillet, peut-être jalousement protégé, ou peut-être simplement oublié dans un recoin quelconque ? Le Vatican est immense, les différents musées, les bibliothèques, leurs annexes, les combles et les sous-sols contiennent un invraisemblable fatras – depuis des manuscrits abandonnés dans un placard jusqu'à la copie du Spoutnik offerte à Jean XXIII par Nikita Khrouchtchev. Des millions d'objets à peine classés. Et cette fois-ci tu n'as rien pour te guider, pas même une cote de bibliothèque.

Nil se leva et s'étira.

– Lev Barjona nous a donné, sans le savoir peut-être, un indice précieux. Pour l'exploiter, mon seul atout c'est Breczinsky. Cet homme est une forteresse humaine barricadée de partout : je dois trouver le moyen d'y pénétrer, il est le seul à pouvoir m'aider. Demain nous irons comme d'habitude travailler à la réserve, tu me laisseras agir.

Nil quittait le studio : Moktar retira ses écouteurs, et rembobina les bandes magnétiques. L'une était pour Calfo. Il glissa l'autre dans une enveloppe, qu'il porterait à l'ambassade d'Égypte. Par la valise diplomatique, elle se trouverait demain matin entre les mains du Guide suprême de l'université Al-Azhar.

Ses lèvres se plissèrent de dégoût. Non seulement l'Américain était complice de Nil, mais en plus il était pédé. Ils ne méritaient pas de vivre, ni l'un ni l'autre.

73.

Le soir même, Calfo convoqua une réunion extraordinaire de la Société Saint-Pie V. Elle serait brève, mais les événements exigeaient l'adhésion totale des Douze autour de leur Maître crucifié.

Le recteur jeta un coup d'œil au douzième apôtre : les yeux modestement baissés sous son capuchon, Antonio attendait que commence la séance. Calfo l'avait chargé d'agir sur Breczinsky, en lui indiquant le point faible du Polonais : pourquoi l'Espagnol n'était-il pas venu lui rendre compte, comme prévu ? Sa confiance en l'un des onze apôtres serait-elle mal placée ? Ce serait bien la première fois. Il écarta cette pensée désagréable. Depuis sa célébration de la veille, agenouillé devant Sonia transformée en icône vivante, il baignait dans l'euphorie. La Roumaine avait fini par accepter toutes ses exigences, gardant jusqu'au bout la cornette de religieuse sur sa petite tête fine.