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Enhardi par ce succès, en la congédiant il l'avait prévenue : la prochaine fois il organiserait un culte encore plus suggestif, qui les unirait très intimement au sacrifice du Seigneur. Quand il lui expliqua le rite auquel il exigeait de l'associer, Sonia avait pâli, et s'était précipitamment enfuie.

Il n'était pas inquiet : elle reviendrait, jamais elle ne lui avait rien refusé. Ce soir il fallait expédier rondement cette réunion, pour rentrer chez lui où l'attendaient des préparatifs longs et minutieux. Il se leva, et s'éclaircit la voix.

– Mes frères, la mission en cours prend un tour imprévu, et très satisfaisant. J'ai fait en sorte que Lev Barjona, qui donne en ce moment une série de concerts à l'Académie Sainte-Cécile, rencontre le père Nil. À vrai dire, il était inutile que j'intervienne : l'Israélien avait de toute façon l'intention de contacter notre moine, ce qui montre à quel point le Mossad est intéressé lui aussi par ses recherches. Bref, ils se sont vus, et Lev a lâché devant cet inoffensif intellectuel l'information que nous attendions depuis si longtemps : l'épître du treizième apôtre n'a pas disparu. Il en subsiste bien un exemplaire, et il se trouve sans doute au Vatican.

Un frémissement parcourut l'assemblée, qui trahissait sa stupéfaction autant que son excitation. L'un des Douze souleva ses avant-bras croisés.

– Comment est-ce possible ? Nous soupçonnions qu'un exemplaire de cette épître avait échappé à notre vigilance, mais... au Vatican !

– Nous nous trouvons ici au centre de la chrétienté, immense toile dont les mailles couvrent la planète entière. Tout finit un jour ou l'autre par parvenir au Vatican, y compris des manuscrits ou des textes anciens découverts çà et là : c'est ce qui a dû se passer. Lev Barjona n'a pas donné cette information pour rien : il doit espérer qu'elle excitera la curiosité du père Nil, et qu'il le conduira à ce document que les juifs convoitent autant que nous.

– Frère recteur, est-il nécessaire que nous courions le risque d'une exhumation de cette épître ? L'oubli, vous le savez, a été l'arme la plus efficace de l'Église contre le treizième apôtre, l'oubli seul a permis à son pernicieux témoignage de ne pas nuire. Ne vaut-il pas mieux faire durer cette salutaire amnésie ?

Le recteur saisit cette occasion de rappeler aux Onze la grandeur de leur tâche. Il étendit solennellement sa main droite, mettant en évidence le jaspe de son anneau.

– Après le concile de Trente, saint Pie V – le dominicain Antoine-Michel Ghislieri –, épouvanté par l'affaiblissement de l'Église catholique, a tout fait pour la repêcher d'un naufrage annoncé. La menace la plus grave ne provenait pas de la rébellion récente de Luther, mais d'une ancienne rumeur que même l'Inquisition n'avait pas réussi à étouffer : le tombeau contenant les ossements du Christ existait, il se trouvait quelque part dans le désert du Proche-Orient. Une épître perdue d'un témoin privilégié des derniers moments du Seigneur affirmait non seulement que Jésus n'était pas ressuscité, mais que son corps avait bien été inhumé par les esséniens dans cette région. Vous savez tous cela, n'est-ce pas ?

Les Onze hochèrent la tête.

– Avant d'être pape, Ghislieri avait été Grand Inquisiteur : il avait pris connaissance des interrogatoires de dissidents brûlés vifs pour hérésie, il avait consulté certaines minutes du procès des templiers, tous documents aujourd'hui disparus. Il fut convaincu de l'existence du tombeau de Jésus, et que sa découverte signifierait la fin définitive de l'Église. C'est alors, en 1570, qu'il a créé notre Société pour qu'elle préserve le secret du tombeau.

Cela aussi, ils le savaient. Devinant leur impatience, le recteur éleva son anneau, qui jeta un bref éclat sous la lumière des appliques.

– Ghislieri fit tailler, dans un jaspe très pur, cette bague épiscopale en forme de cercueil. Depuis lors, par sa forme elle rappelle à chaque recteur – quand il l'enlève du doigt de son prédécesseur mort – quelle est notre mission : faire en sorte qu'aucun cercueil, contenant les ossements du crucifié de Jérusalem, ne puisse jamais être découvert.

– Mais si l'écho de la lettre du treizième apôtre a traversé les siècles, rien ne prouve qu'elle indiquait l'emplacement exact du tombeau. Le désert est immense, depuis si longtemps le sable a tout recouvert !

– En effet, le tombeau de Jésus ne courait aucun risque tant que le désert n'était parcouru que par des chameaux. Mais la conquête spatiale a mis à notre disposition des moyens de recherche extraordinairement perfectionnés. Si l'on a pu détecter des traces d'eau sur la lointaine planète Mars, on peut aujourd'hui recenser tous les ossements des déserts du Néguev ou d'Idumée, même ceux que le sable a recouverts : cela, le pape Ghislieri ne pouvait l'imaginer. Que l'existence du tombeau devienne publique, et des centaines d'avions radars ou de sondes spatiales passeront le désert au peigne fin, depuis Jérusalem jusqu'à la mer Rouge. L'irruption de la technologie spatiale crée un risque nouveau, que nous ne pouvons pas courir. Il faut que nous mettions la main sur cet abominable document, et vite, car les Israéliens sont sur la même piste que nous.

Il porta dévotement le cercueil de jaspe à ses lèvres, avant de rabattre ses mains sous les manches de son aube.

– Ce document explosif doit être placé à l'abri de ce coffre, en face de nous. Il faut le retrouver, non seulement pour le mettre hors d'atteinte de nos ennemis, mais aussi pour disposer, grâce à lui, de moyens financiers à la hauteur de notre ambition : endiguer la dérive de l'Occident. Vous savez comment les templiers ont pu acquérir leur immense fortune, la relique que nous vénérons chaque vendredi 13 nous le rappelle. Cette fortune peut devenir nôtre, et nous l'utiliserons pour préserver l'identité divine de Notre-Seigneur.

– Que proposez-vous, frère recteur ?

– Le père Nil flaire une piste, qui est peut-être enfin la bonne : laissons-le courir derrière. J'ai renforcé la surveillance autour de lui : s'il aboutit, nous serons les premiers à le savoir. Et ensuite...

Le recteur jugea inutile de terminer sa phrase. « Ensuite » s'était déjà produit des milliers de fois, dans les caves des palais de l'Inquisition suintant de souffrance ou sur les bûchers qui éclairèrent la chrétienté tout au long de son histoire. « Ensuite », on en avait une longue expérience. Dans le cas présent, seules changeraient les modalités pratiques de cet « ensuite ». Nil ne serait pas brûlé publiquement, Andrei ne l'avait pas été.

74.

Le soleil caressait le dallage de la cour du Belvédère, quand Nil et Leeland y pénétrèrent. Soulagé par sa confidence, l'Américain avait repris son allure enjouée, et pendant le trajet ils n'avaient parlé que de leur jeunesse étudiante à Rome. Il était dix heures quand ils se présentèrent à la porte de la réserve.

Une heure plus tôt, un prêtre en soutane les y avait précédés. À la vue de son accréditation signée du cardinal Catzinger en personne, le policier s'était incliné et l'avait accompagné avec déférence jusqu'à la porte blindée, où Breczinsky l'attendait, l'air inquiet. Cette deuxième entrevue avait été brève, comme la première. En le quittant, le prêtre avait fixé longuement ses yeux noirs sur le Polonais, dont la lèvre inférieure tremblait.

Nil ne prêtait plus attention à son visage très pâle, presque translucide : en arrivant il ne remarqua pas son trouble, et installa le matériel sur leur table tandis que Leeland allait chercher les manuscrits qu'ils devaient examiner.

Au bout d'une heure de travail, il enleva ses gants, et chuchota :

– Continue sans moi, je vais tenter ma chance auprès de Breczinsky.

Leeland hocha la tête en silence, et Nil alla frapper à la porte du bibliothécaire.

– Entrez, mon père, asseyez-vous.