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Breczinsky avait l'air heureux de le voir.

– Vous ne m'avez rien dit de votre recherche dans l'épi des Templiers, l'autre jour : avez-vous découvert quelque chose qui vous soit utile ?

– Mieux que ça, mon père : j'ai retrouvé le texte examiné par Andrei, celui dont il avait noté la référence sur son agenda.

Il prit une respiration, et se lança :

– Grâce à mon confrère décédé, je suis sur la piste d'un document capital, qui pourrait remettre en cause les fondements de notre foi catholique. Pardonnez-moi de ne pas vous en dire plus : depuis mon arrivée à Rome, Mgr Leeland est soumis à cause de moi à des pressions considérables, en me taisant je cherche à vous éviter tout ennui.

Breczinsky le regarda en silence, puis demanda timidement :

– Mais... de qui peuvent provenir pareilles pressions, sur un évêque travaillant au Vatican ?

Nil décida de jouer le tout pour le tout. Il se souvenait d'une remarque faite par le Polonais, lors de leur première rencontre « Et moi qui croyais que vous étiez un homme de Catzinger ! »

– De la Congrégation pour la doctrine de la foi, et plus précisément du cardinal-préfet en personne.

– Catzinger !

Le Polonais s'épongea le front, ses mains tremblaient légèrement.

– Vous ne connaissez pas le passé de cet homme, ni ce qu'il a vécu !

Nil cacha sa surprise.

– J'ignore en effet tout de lui, sauf que c'est le troisième personnage de l'Église, après le Secrétaire d'État et le pape.

Breczinsky leva vers lui des yeux de chien battu.

– Père Nil, vous êtes allé trop loin, maintenant vous devez savoir. Ce que je vais vous dire, je ne l'ai jamais confié qu'au père Andrei, parce que lui seul pouvait comprendre. Sa famille avait été associée aux souffrances de la mienne. Je n'avais pas à lui expliquer, il saisissait d'un mot.

Nil retint sa respiration.

– Quand les Allemands ont rompu le pacte germano-soviétique, la Wehrmacht a déferlé sur ce qui avait été la Pologne. Pendant quelques mois la division Anschluss a assuré autour de Brest-Litovsk les arrières de l'armée d'invasion, et en avril 1940 un de ses officiers supérieurs, un Oberstleutnant est venu rafler tous les hommes de mon village. Mon père a été emmené avec eux dans la forêt, on ne l'a jamais plus revu.

– Oui, vous me l'avez déjà dit...

– Puis la division Anschluss a rejoint le front de l'Est, et ma mère a tenté de survivre au village avec moi, aidée par la famille du père Andrei. Deux ans plus tard, nous avons vu passer dans l'autre sens les derniers débris de l'armée allemande fuyant devant les Russes. Ce n'était plus la glorieuse Wehrmacht, mais une bande de pillards qui violaient et brûlaient tout sur leur passage. J'avais cinq ans : un jour, ma mère m'a pris par la main, elle était terrorisée : « Cache-toi dans le cellier, c'est l'officier qui a emmené ton père, il est revenu ! » Par la porte disjointe, j'ai vu entrer un officier allemand. Sans un mot il a dégrafé son ceinturon, s'est jeté sur ma mère et l'a violée devant mes yeux.

Nil était horrifié.

– Avez-vous su le nom de cet officier ?

– Comme vous pouvez l'imaginer, je n'ai jamais pu l'oublier et n'ai eu de cesse de retrouver sa trace : il est mort peu après, tué par des résistants polonais. C'était l'Oberstleutnant Herbert von Catzinger, le père de l'actuel cardinal-préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi.

Nil ouvrit la bouche, incapable de prononcer un mot. En face de lui, Breczinsky semblait décomposé. Avec effort, il reprit la parole :

– Après la guerre, devenu cardinal de Vienne, Catzinger a demandé à un Espagnol de l'Opus Dei de faire des recherches dans les archives autrichiennes et polonaises, et il a découvert que son père, pour lequel il avait une admiration sans bornes, avait été tué par des partisans polonais. Depuis lors il me hait, comme il hait tous les Polonais.

– Mais... le pape est polonais !

– Vous ne pouvez pas comprendre : tous ceux qui ont dû subir le nazisme, même malgré eux, en ont gardé une marque profonde. L'ancien des Jeunesses hitlériennes, le fils d'un combattant de la Wehrmacht tué par la résistance polonaise, a rejeté son passé mais il n'a pas oublié : personne n'est ressorti intact de cet enfer-là. Envers le pape polonais dont il est aujourd'hui le bras droit, je suis certain qu'il a surmonté son aversion viscérale, il le vénère sincèrement. Mais il sait que je suis originaire d'un village où la division Anschluss a stationné, il sait pour la mort de mon père.

– Et... pour votre mère ?

Breczinsky essuya ses yeux du revers de la main.

– Non, il ne peut pas savoir, j'étais le seul témoin, la mémoire de son père est intacte. Mais moi, je sais. Je ne peux pas... je n'arrive pas à pardonner, père Nil !

Une immense pitié envahit le cœur de Nil.

– Vous ne pouvez pardonner au père... ou au fils ?

Breczinsky répondit dans un souffle :

– Ni à l'un ni à l'autre. Depuis des années, la maladie du Saint-Père permet au cardinal de faire – ou laisser faire – des choses contraires à l'esprit de l'Évangile. Il veut à tout prix restaurer l'Église des siècles passés, il est obsédé par ce qu'il appelle « l'ordre du monde ». Sous une apparence de modernité, c'est le retour à l'âge de fer. J'ai vu des théologiens, des prêtres, des religieux réduits à rien, broyés par le Vatican avec la même absence de pitié dont son père, autrefois, faisait preuve envers les peuples asservis par le Reich. Vous me dites qu'il fait pression sur Mgr Leeland ? Si votre ami était le seul... Je ne suis qu'un petit caillou insignifiant, mais comme les autres je dois être concassé pour que le socle de la Doctrine et de la Foi ne se fissure pas.

– Pourquoi vous ? Enfoui dans le silence de votre réserve vous ne gênez personne, vous ne menacez aucun pouvoir !

– Mais je suis un homme du pape, et le poste que j'occupe ici est bien plus sensible que vous ne l'imaginez. Je... je ne peux pas vous en dire plus.

Ses épaules tremblaient légèrement. Avec effort, il continua :

– Jamais je ne me suis remis des souffrances subies par la faute d'Herbert von Catzinger, la blessure n'est pas refermée et le cardinal le sait. Chaque nuit je me réveille en sueur, hanté par l'image de mon père emmené dans la forêt sous la menace des mitraillettes, et de ces bottes qui plaquaient le corps de ma mère contre la table de notre cuisine. On peut enchaîner un homme par la menace, mais on peut aussi l'asservir en entretenant sa souffrance : il suffit de la raviver, de faire saigner la blessure. Seul quelqu'un qui a connu ces hommes de bronze peut comprendre, et c'était le cas d'Andrei. Depuis mon entrée au service du pape, je suis piétiné à chaque instant par deux bottes luisantes, Catzinger vêtu de pourpre me domine – comme autrefois son père, sanglé dans son uniforme, dominait ma mère et ses esclaves polonais.

Nil commençait à comprendre. Breczinsky n'avait jamais pu quitter le cellier de son enfance, tapi contre la porte derrière laquelle on violait sa mère. Jamais il n'était sorti d'un certain chemin de forêt où il avançait en rêve, derrière son père qui allait mourir, fauché par une rafale de mitraillette. Jour et nuit il était hanté par deux bottes cirées contre une table, assourdi par l'écho en lui de l'ordre guttural donné par Herbert von Catzinger : Feuer1 !

Son père avait été abattu là-bas par les balles allemandes, mais lui ne cessait de tomber, tomber en tournoyant dans un puits obscur et sans fin. Cet homme était un mort-vivant. Nil hésita :

– Est-ce que... le cardinal vient ici, en personne, vous tourmenter par le rappel de votre passé ? Je ne peux pas y croire.

– Oh non, il n'agit pas directement. Il m'envoie l'Espagnol qui a effectué pour lui des recherches dans les archives, à Vienne. En ce moment cet homme est à Rome, il est venu me voir deux fois ces jours-ci, il me... il me torture. Il est habillé en prêtre : mais si vraiment c'est un prêtre de Jésus-Christ, alors, père Nil, cela veut dire que c'en est bien fini de l'Église. Il n'a pas d'âme, pas de sentiments humains.