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– L'Évangile selon saint Jean est au programme du scolasticat cette année. Je ne peux pas éluder la question : qui était son auteur ? Quel rôle a joué le mystérieux disciple bien-aimé dans le complot, et la période cruciale qui a suivi la mort de Jésus ?

Fils d'émigrés russes converti au catholicisme, son prodigieux don pour les langues avait fait d'Andrei le responsable des trois bibliothèques de l'abbaye, poste sensible, réservé à un homme de confiance. Quand il souriait, il ressemblait à un vieux starets.

– Mon ami... Depuis l'origine cette question est éludée. Et vous commencez à comprendre pourquoi, n'est-ce pas ? Alors faites comme ceux qui vous ont précédé : ne dites pas tout ce que vous savez. Vos étudiants du scolasticat ne le supporteraient pas... et dans ce cas, je craindrais pour vous !

Andrei avait raison. Depuis trente ans, l'Église catholique connaissait une crise sans précédent. Les laïcs désertaient pour rejoindre les sectes ou le bouddhisme, un profond malaise traversait le peuple chrétien. On ne trouvait plus de professeurs sûrs pour enseigner la saine doctrine dans des séminaires d'ailleurs dépeuplés.

Rome alors décida de regrouper le noyau dur des séminaristes restants dans une école monastique, un scolasticat comme au temps du Moyen Âge. Une vingtaine, confiés à l'abbaye et à l'enseignement de ses érudits. Les moines avaient choisi de fuir ce monde pourri ? Ils fourniraient aux jeunes du scolasticat la cuirasse des vérités indispensables à leur survie.

Au père Nil on confia l'enseignement de l'exégèse, c'est-à-dire l'explication des Évangiles. Ce n'était pas vraiment un spécialiste des langues anciennes ? Il travaillerait en collaboration avec le père Andrei, qui lisait le copte, le syriaque et bien d'autres langues mortes à livre ouvert.

De collaborateurs, ces deux solitaires devinrent amis : ce que la vie monastique rendait difficile, l'amour des textes anciens l'avait réalisé.

Ce seul ami, Nil venait de le perdre dans des circonstances tragiques. Et cette mort le remplissait d'angoisse.

Au même moment, une main nerveuse composait un numéro international commençant par le 390, la ligne privée (et hautement confidentielle) de l'État du Vatican. Son annulaire était cerclé d'une bague ornée d'une opale très simple : l'archevêque de Paris se devait de donner l'exemple de la modestie.

– Pronto ?

À l'ombre de la coupole de Michel-Ange, c'est une main aux ongles soigneusement manucurés qui décrocha. Sa bague épiscopale était surmontée d'un jaspe vert curieux : un losange asymétrique, enchâssé dans une monture d'argent ciselé dont il formait comme le couvercle. Un bijou de grande valeur.

– Bonjour, monseigneur, ici l'archevêque de Paris... Ah, vous alliez justement m'appeler ?... Oui, une histoire très regrettable, vraiment – mais... vous êtes déjà au courant ?

« Comment est-ce possible ? L'accident a eu lieu cette nuit même. »

– Discrétion totale ? Ce sera difficile, l'enquête est confiée au Quai des Orfèvres, il semble qu'elle soit de nature criminelle... Le cardinal ? En effet, je comprends... Suicide, n'est-ce pas ? Oui... enfin cela m'est pénible, le suicide est un péché contre lequel la miséricorde divine a toujours été impuissante. Vous dites... laisser Dieu décider de cette question ?

L'archevêque éloigna l'écouteur, le temps d'un sourire. Au Vatican, on donne volontiers des ordres à Dieu.

– Allô ? Oui, je vous entends... Le moment de faire jouer mes relations ? Bien sûr, nous sommes en excellents termes avec le ministère de l'Intérieur. Bon... Eh bien, je vais m'en occuper. Rassurez le cardinal, il s'agira bien d'un suicide, et l'affaire sera classée. Arrivederci, monsignore !

Il prenait toujours grand soin de ne pas gaspiller son crédit auprès du gouvernement. En quoi la mort d'un moine, un inoffensif érudit, pouvait-elle justifier une requête de classement sans suite ? L'archevêque de Paris poussa un soupir. On ne discute pas un ordre venant de Mgr Calfo, surtout quand il le transmet à la demande explicite du cardinal-préfet.

Il appela son standard :

– Voulez-vous me mettre en communication avec le ministre de l'Intérieur ? Merci, j'attends...

8.

Évangiles selon Matthieu et Jean

La nuit du jeudi au vendredi tirait à sa fin, l'aube allait poindre. Le Judéen s'approcha des flammes et tendit ses mains vers la chaleur bienfaisante. À cause du froid, les gardes avaient allumé un feu dans la cour du palais de Caïphe, et c'est avec respect qu'ils le laissèrent s'en approcher : un riche propriétaire du coin, une relation du grand-prêtre... Il se retourna : Pierre se dissimulait tant bien que mal dans un angle, terrorisé sans doute de se trouver là, au cœur d'un pouvoir qu'il projetait de renverser par la violence dans quelques heures. En se comportant comme un comploteur pris en faute, le Galiléen allait éveiller les soupçons.

Il lui fit signe d'approcher du feu. Le pêcheur hésita, puis se glissa timidement dans le cercle des serviteurs qui profitaient de la chaleur.

Tout s'était admirablement passé. Avant-hier il avait traîné à sa suite un Judas ébahi de pénétrer pour la première fois dans le quartier des dignitaires juifs. L'entrevue avec Caïphe avait bien commencé – le grand-prêtre semblait ravi qu'on lui fournisse une occasion de mettre Jésus à l'ombre, sans tumulte, en douceur. Puis Judas s'était braqué. Réalisait-il soudain en face de qui il se tenait, et qu'il allait livrer son Maître au pouvoir juif ?

– Et qu'est-ce qui me dit qu'une fois Jésus entre vos mains, vous n'allez pas le faire mourir ?

Le grand-prêtre leva solennellement sa main droite.

– Galiléen, je le jure devant l'Éternel : Jésus le nazôréen sera jugé équitablement selon notre Loi, qui ne condamne pas à mort un prédicateur ambulant. Sa vie ne sera pas menacée. Pour t'en assurer, je te remets un gage de ma parole donnée : l'Éternel est désormais témoin entre toi et moi.

Avec un sourire, il tendit à Judas une trentaine de pièces d'or.

Sans un mot, Judas empocha l'or. Le grand-prêtre venait de s'engager solennellement : Jésus serait arrêté, mais il y aurait un procès. Cela prendrait du temps, et dans trois jours Caïphe ne serait plus le dirigeant suprême du pays. Il ne serait plus rien.

Mais que faisaient-ils donc, là-haut ? Pourquoi Jésus n'était-il pas déjà à l'ombre dans un quelconque cachot du sous-sol ? À l'ombre, et en sécurité ?

Le Judéen avait vu quelques membres du Sanhédrin gravir en maugréant les marches de l'escalier menant au premier étage du palais, où l'on avait conduit Jésus dès son arrivée.

Depuis, plus rien ne filtrait en bas, dans la cour. Il n'aimait pas la tournure que prenaient les événements : pour masquer sa nervosité, il se dirigea vers la sortie, et fit quelques pas dans la rue.

Il se heurta à une ombre plaquée contre le mur.

– Judas... que fais-tu là ?

L'homme tremblait comme une feuille de figuier au vent de Galilée.

– Je... je suis venu voir, j'ai tellement peur pour le Maître ! Peut-on faire confiance à la parole donnée par un Caïphe ?

– Allons, calme-toi : tout suit son cours normal. Ne reste pas ici, tu risques d'être arrêté par la première patrouille. Va chez moi, dans ma salle haute tu es en sécurité.