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Il y eut un long silence, et Nil laissa Breczinsky reprendre la parole :

– Vous comprenez pourquoi j'ai aidé le père Andrei, pourquoi je vous aide. Comme vous, il m'a dit qu'il cherchait un document important : il voulait absolument le soustraire à Catzinger, et le remettre en mains propres au pape.

Nil réfléchit rapidement : pas un instant il n'avait encore songé à ce qu'il ferait s'il retrouvait l'épître du treizième apôtre. Effectivement, c'était au pape de juger si l'avenir de l'Église était compromis par son contenu, et d'en disposer.

– Andrei avait raison. Je ne sais pas encore pourquoi, mais il est évident que ce que j'ai découvert est objet de convoitise pour bien des gens. Si je parviens à retrouver ce document perdu depuis des siècles, mon intention est en effet d'avertir le pape et de lui indiquer sa localisation. Le chef de l'Église seul doit être détenteur de ce secret, comme il l'a été des secrets de Fatima. Je viens d'apprendre qu'il serait peut-être enfoui quelque part au Vatican : c'est mince !

– Le Vatican est immense : vous n'avez aucun indice ?

– Un seul, très ténu. S'il est bien parvenu à Rome, comme je le crois, il doit être mélangé à des manuscrits de la mer Morte au milieu desquels il se trouvait. Le Vatican l'aurait reçu après la guerre d'indépendance juive, vers 1948. Avez-vous une idée de l'endroit où peuvent être conservés des manuscrits esséniens de Qumrân, non exploités ?

Breczinsky se leva, il avait l'air épuisé.

– Je ne peux pas vous répondre tout de suite, j'ai besoin de réfléchir. Venez me voir dans ce bureau demain après-midi : il n'y aura personne d'autre que vous et Mgr Leeland. Mais je vous en supplie, ne lui parlez pas de notre conversation, je n'aurais jamais dû vous dire tout cela.

Nil le rassura : il pouvait lui faire confiance, comme il avait fait confiance au père Andrei. Leur objectif était bien le même : informer le pape.

1 Feu !

75.

– Je lève mon verre au départ du dernier colon juif de Palestine !

– Et moi, à l'implantation définitive du Grand Israël !

Les deux hommes sourirent avant de boire cul sec. Lev Barjona devint subitement rouge et s'étrangla.

– Par mes tephilim, Moktar Al-Qoraysh, qu'est-ce que c'est que ça ? Du pétrole arabe ?

– Cent'herba. Liqueur des Abruzzes. Soixante-dix degrés, c'est une boisson d'hommes.

Depuis qu'ils s'étaient mutuellement épargnés sur le champ de bataille, une étrange complicité s'était installée entre le Palestinien et l'Israélien. Comme il en existait autrefois entre officiers d'armées régulières ennemies, comme il en existe parfois entre politiciens adverses ou cadres de grands groupes rivaux. Combattant dans l'ombre, ils ne se sentent à l'aise qu'avec leurs pareils, qui sont engagés dans les mêmes conflits qu'eux. Méprisent la société des pékins ordinaires, leurs existences ternes et ennuyeuses. Le plus souvent ils s'affrontent, et férocement : mais quand aucune action ne les oppose, ils ne refusent pas de partager un verre, quelques filles ou une opération commune, si l'occasion d'un terrain neutre se présente.

L'occasion présente, ce fut Mgr Alessandro Calfo. Il leur avait proposé l'une de ces missions salissantes que l'Église ne veut ni accomplir, ni même admettre officiellement. Ecclesia sanguinem abhorret, l'Église a horreur du sang. Ne pouvant plus faire exécuter ses basses œuvres par un bras séculier qui lui avait tourné le dos, elle était désormais contrainte de s'adresser à des agents indépendants. Le plus souvent, des hommes de main de l'extrême droite européenne. Mais ils ne résistaient pas à l'appât de la mise en scène médiatique, et faisaient toujours payer leurs services de contreparties politiques encombrantes. Calfo appréciait que Moktar ne lui ait demandé que des dollars, et que les deux hommes n'aient laissé derrière eux aucune trace. Ils avaient été aussi discrets qu'un courant d'air.

– Moktar, pourquoi m'as-tu donné rendez-vous ici ? Tu sais que si on nous voyait ensemble, ce serait considéré par nos chefs respectifs comme une faute professionnelle extrêmement grave.

– Allons, Lev, le Mossad possède des agents innombrables, qui traînent partout. Mais pas ici : ce restaurant ne cuisine que de la viande de porc, et je connais le patron, s'il savait que tu es juif tu ne resterais pas une minute de plus sous son toit. On ne s'est pas vus depuis le transport à Rome de la dalle de Germigny, mais tu viens de rencontrer nos deux moines-chercheurs et moi je les écoute régulièrement. Il faut qu'on se parle.

– Je suis tout oreilles...

Moktar fit signe au patron de laisser sur la table le flacon de cent'herba.

– Pas de cachotteries entre nous, Lev, ici on joue le même jeu. Seulement moi, je ne sais pas tout, et cela m'énerve : le Français commence à tourner autour du Coran, il y a des choses que les musulmans ne tolèrent pas, tu le sais. Que ce soit bien clair : je ne suis pas sur cette mission uniquement pour Mgr Calfo, le Fatah est concerné. Mais ce qui est moins clair pour moi, c'est la raison pour laquelle tu joues personnel, en rencontrant Nil et en lui lâchant des informations qui valent leur pesant d'or.

– Tu me demandes pour quelle raison nous sommes intéressés par cette épître perdue ?

– Précisément : en quoi cette histoire de treizième apôtre concerne-t-elle les juifs ?

Lev pianota distraitement sur la table de marbre : les pizzas al maiale se faisaient attendre.

– Les fondamentalistes du Likoud surveillent tout ce qui se dit dans l'Église catholique en matière de Bible. Pour ces religieux, il est essentiel que les chrétiens ne puissent jamais mettre en doute la divinité de Jésus-Christ. Nous avons intercepté des informations que le père Andrei laissait filtrer, à Rome et auprès de ses collègues européens. C'est même pour ça que j'ai été autorisé à me joindre à toi dans l'opération du Rome express : il était temps, cet érudit avait découvert certaines choses qui inquiètent les gens de Mea Shearim.

– Mais pourquoi, au nom des djinns ! Qu'est-ce que ça peut vous faire que les chrétiens s'aperçoivent tout d'un coup qu'ils ont fabriqué un faux Dieu, ou plutôt un deuxième Dieu ? Cela fait treize siècles que le Coran les condamne pour cette raison. Au contraire, vous devriez être satisfaits qu'ils admettent enfin que Jésus n'était rien d'autre qu'un prophète juif, comme l'affirme Muhammad.

– Tu sais bien, Moktar, que nous luttons pour notre identité juive sur tous les plans, et pas seulement territorial. Si l'Église catholique remettait en cause sa divinité et reconnaissait que Jésus n'a jamais cessé d'être autre chose qu'un immense prophète, qu'est-ce qui nous distinguerait d'elle ? Le christianisme redevenu juif, retournant à ses origines historiques, ne ferait qu'une bouchée du judaïsme. Les chrétiens vénérant le juif Jésus au lieu d'adorer leur Christ-Dieu, ce serait pour le peuple juif un péril que nous ne pouvons pas nous permettre d'affronter. D'autant plus qu'ils affirmeront immédiatement que Jésus est plus grand que Moïse, qu'avec lui la Torah ne vaut plus rien – bien qu'il ait enseigné, au contraire, qu'il n'était pas venu pour abolir la Loi mais pour la perfectionner. Un prophète juif qui propose une loi plus parfaite que celle de Moïse : tu connais les chrétiens, la tentation serait trop forte. Ils n'ont pas pu nous détruire par les pogroms, mais nous serions anéantis par une assimilation. Le feu des crématoires nous a purifiés : si Jésus n'est plus Dieu, s'il redevient juif, le judaïsme ne sera bientôt plus qu'une annexe du christianisme, mâchée, puis déglutie et enfin digérée par le ventre affamé de l'Église. C'est pour cela que des recherches comme celles de Nil nous inquiètent.