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On venait de poser devant eux deux immenses pizzas qui sentaient bon le lard frit. Moktar entama la sienne avec gourmandise.

– Goûte ça, tu m'en diras des nouvelles – et au moins, nous saurons pourquoi nous finirons en enfer. Hmm... Ce qu'il y a de terrible avec vous autres juifs, c'est votre paranoïa. Vous allez dénicher vos angoisses trop loin pour nous ! Mais je vous connais, de votre point de vue le raisonnement se tient. Surtout pas de rapprochement avec les chrétiens, au risque de se voir dilués comme une goutte d'eau dans la mer. Laisser le pape pleurer devant les caméras face au mur des Lamentations, mais ensuite chacun chez soi. D'accord. Et alors, qu'est-ce que vous faites, si le petit Nil persiste à fouiller ?

– Je me suis fait taper sur les doigts quand j'ai voulu... disons, interrompre ses travaux un peu trop tôt. La consigne, c'est de le laisser continuer, et de voir ce qui en sort. C'est aussi la politique de Calfo. En rencontrant le moine français, en lui parlant, je lui ai donné le petit coup de pouce qui lui permettra peut-être de retrouver ce que nous cherchons tous. De plus, Nil aime Rachmaninov, ce qui prouve que c'est un homme de goût.

– Tu sembles l'apprécier ?

Lev avala avec délice une grosse bouchée de pizza al maiale : ces goyim savaient cuisiner le porc.

– Je le trouve extrêmement sympathique, émouvant même. Ce sont des choses que vous autres, Arabes, ne pouvez comprendre, parce que Muhammad n'a jamais rien compris aux prophètes du judaïsme. Nil ressemble à Leeland, ce sont tous deux des idéalistes, des fils spirituels d'Élie – le héros et le modèle des juifs.

– Je ne sais pas si Muhammad n'a rien compris à vos prophètes, mais moi j'ai compris Muhammad : les infidèles ne doivent pas vivre.

Lev repoussa son assiette vide :

– Tu es un Qoraysh, et moi je suis un Barjona, c'est-à-dire un descendant des zélotes1 qui terrorisaient autrefois les Romains. Comme toi je défends nos valeurs et notre tradition, sans hésiter : les zélotes étaient aussi appelés sicaires, à cause de leur virtuosité dans le maniement du poignard et de leur technique d'éventration des ennemis. Mais si Nil m'est sympathique, Leeland est mon ami depuis vingt ans. Ne fais rien contre eux sans m'avertir.

– Ton Leeland marche main dans la main avec le Français, il en sait presque autant que lui. En plus c'est un pédé, notre religion condamne ses pareils ! Quant à l'autre, s'il touche au Coran et à son Prophète, rien n'arrêtera la justice de Dieu.

– Rembert, un pédé ? Tu veux rire ! Ces hommes sont des purs, Moktar, je suis certain de l'intégrité de mon ami. Ce qui se passe dans son crâne, c'est autre chose ; mais le Coran ne condamne que les actes, il ne va pas fouiller dans les cerveaux. Cette mission concerne l'intégrité des trois monothéismes : ne touche pas un cheveu de leur tête sans me prévenir. D'ailleurs, si tu veux leur appliquer la loi coranique, tu ne t'en sortiras pas sans moi : dans le Rome express c'était un jeu d'enfant, mais au milieu de cette ville ce sera plus difficile. Le Mossad laisse derrière lui moins de traces que le Fatah, tu sais bien... Ici, vos méthodes ne conviennent pas.

Quand ils se séparèrent, le flacon de cent'herba était vide. Mais le pas des deux hommes dans la rue déserte était aussi assuré que s'ils n'avaient bu que de l'eau de source.

1 En dialecte araméen, « zélote » se dit Barjona.

76.

Depuis l'aube, Sonia marchait droit devant elle, machinalement. Elle ruminait ce que Calfo exigeait qu'elle fasse pour lui, la prochaine fois : elle ne pourrait pas. « Je ne suis plus qu'une prostituée, mais ça, c'est trop. » Il fallait qu'elle parle à quelqu'un, elle avait besoin de partager sa détresse. Moktar ? Il la renverrait en Arabie Saoudite. Il avait confisqué son passeport, et lui avait exhibé des photos de sa famille, des photos prises tout récemment en Roumanie. Ses sœurs, ses parents seraient menacés, ils payeraient pour elle si elle ne se montrait pas docile. Elle essuya ses larmes, et se moucha.

Elle avait remonté la rive gauche du Tibre, et s'aperçut qu'elle venait de dépasser un carrefour, animé en ce début de matinée. Au bout d'une large rue dégagée qui tournait ensuite vers le Capitole, on apercevait deux temples anciens et le fronton du Teatro di Marcello. Elle ne voulait pas aller dans cette direction, il y aurait des touristes et elle avait besoin d'être seule. Elle traversa : en face d'elle, la grille de Santa Maria in Cosmedin était ouverte. Elle la franchit, passa sans la regarder devant la Bocca della Verità et entra.

Elle n'était jamais venue ici, et fut saisie par la beauté des mosaïques. Il n'y avait pas d'iconostase, mais l'église ressemblait beaucoup à celles qu'elle avait fréquentées dans sa jeunesse. Il y régnait une atmosphère paisible et mystérieuse, le Christ en gloire était celui des orthodoxes et aussi l'odeur fine de l'encens. On venait de célébrer une messe à l'autel majeur, un enfant de chœur éteignait les cierges un à un. Elle s'approcha, puis s'agenouilla au premier rang, sur la gauche.

« Un prêtre : je voudrais parler à un prêtre. Les catholiques aussi respectent le secret de la confession, comme chez nous. »

Justement, un prêtre sortait de la porte de gauche – la sacristie, sans doute. Il était revêtu d'un ample surplis en dentelle blanche, sans insigne particulier. Son visage rond et lisse était celui d'un bébé, mais ses cheveux blancs signalaient l'homme d'expérience. Elle leva vers lui des yeux rougis par une nuit de larmes, et fut frappée par la douceur de son regard. Dans un élan irraisonné, elle se dressa à son passage.

– Mon père...

Il l'enveloppa d'un coup d'œil.

– Mon père, je suis orthodoxe... est-ce que je peux quand même me confesser à vous ?

Il lui sourit avec bonté : il aimait ces rares occasions où il pouvait exercer son ministère de miséricorde, dans l'anonymat. La lumière renvoyée par les mosaïques dorées conférait au visage de Sonia, creusé par la tension, la beauté des Primitifs siennois.

– Je ne pourrai pas vous donner l'absolution sacramentelle, mon enfant, mais Dieu lui-même vous apportera son réconfort... Venez.

Elle fut surprise de se retrouver à genoux devant lui, sans grille ni obstacle selon la coutume romaine. Son visage était à quelques centimètres du sien.

– Eh bien, je vous écoute...

En commençant à parler, elle eut l'impression d'un poids qu'on soulevait de sa poitrine. Elle raconta la femme qui l'avait recrutée en Roumanie, puis le Palestinien qui l'avait envoyée dans le harem du dignitaire saoudien. Enfin Rome et le petit homme replet, un prélat catholique qu'il fallait satisfaire à tout prix.

Le visage du prêtre s'éloigna brusquement du sien, et son regard se fit acéré.

– Ce prélat catholique, savez-vous son nom ?

– Je l'ignore, mon père, mais il doit être évêque : il porte une bague curieuse, comme je n'en ai jamais vu. On dirait un cercueil, un bijou en forme de cercueil.

Vivement, le prêtre fit tourner vers l'intérieur de sa paume le chaton de la bague épiscopale qui ornait son annulaire, et cacha sa main droite dans les replis de son surplis. Toute à sa confession, Sonia n'avait rien vu de ce geste furtif.

– Un évêque... quelle horreur ! Et vous dites qu'il vous fait faire...

Avec difficulté, Sonia lui raconta la scène devant l'icône byzantine, la cornette de religieuse qui enserrait sa tête, son corps nu offert à l'homme agenouillé derrière elle sur le prie-Dieu, marmonnant des paroles incompréhensibles où il était question d'union avec l'Indicible.

Le prêtre rapprocha d'elle son visage.

– Et vous me dites que la prochaine fois que vous allez le voir, il veut...

Elle lui rapporta ce que l'évêque lui avait expliqué en la congédiant, et qui avait causé sa fuite éperdue hors de l'appartement. Le visage du prêtre touchait maintenant presque le sien, il était devenu aussi dur que le marbre du dallage cosmatesque sur lequel elle était agenouillée. Il parla lentement, détachant chaque mot :