– Mais... prenez-vous connaissance de ce que vous devez classer définitivement dans ce fonds secret ? Avez-vous eu un jour la curiosité de jeter un coup d'œil sur ce que vos prédécesseurs y ont entassé, depuis la fin du XVIe siècle ?
Breczinsky répondit presque joyeusement.
– Le pape Wojtyla m'a fait prêter serment de ne jamais chercher à connaître le contenu de ce que je réceptionnais, ou de ce qui se trouve dans ce local. En quinze ans, j'ai eu à y accéder trois fois seulement, pour y faire un nouveau dépôt. J'ai été fidèle à mon serment, mais je n'ai pu m'empêcher de voir une série d'étagères étiquetée Manuscrits de la mer Morte. J'ignore ce que contient cette zone du local. Quand j'en ai parlé au père Andrei, à qui j'ai fait les mêmes confidences, il m'a supplié d'y jeter un coup d'œil. À qui pouvais-je demander l'autorisation ? Au pape seul, mais c'est le pape qu'Andrei et moi voulions protéger à son insu. J'ai accepté, et lui ai accordé une heure à l'intérieur.
Nil murmura :
– Et c'est le lendemain, n'est-ce pas, qu'il a quitté Rome précipitamment ?
– Oui. Il a pris le Rome express le lendemain, sans m'avoir rien dit. Avait-il découvert quelque chose ? Avait-il parlé à quelqu'un ? Je l'ignore.
– Mais il est tombé du Rome express dans la nuit, et ce n'était pas un accident.
Breczinsky passa ses deux mains sur son visage.
– Ce n'était pas un accident. Ce que je puis vous dire, c'est qu'en poursuivant les travaux de votre confrère vous vous êtes mis dans la même situation périlleuse. Comme lui, votre recherche vous a conduit jusqu'au seuil de ce local sans existence. Je suis prêt à vous laisser y pénétrer à votre tour, j'ai confiance en vous comme j'ai eu confiance en lui. Catzinger, et bien d'autres je le crains, sont sur cette piste : si vous aboutissez avant eux, vous courrez le même danger qu'Andrei. Il est encore temps pour vous de tout abandonner, père Nil, et de retourner vous pencher dans la pièce voisine sur un inoffensif manuscrit médiéval. Que décidez-vous ?
Nil ferma les yeux. Il lui sembla revoir le treizième apôtre, placé à la droite de Jésus dans la salle haute, l'écoutant avec vénération. Puis, devenu détenteur d'un lourd secret, luttant seul contre la haine de Pierre et des Douze, qui voulaient rester douze et posséder seuls le monopole de l'information à transmettre. Qui le condamnaient à l'exil et au silence, pour que l'Église qu'ils allaient édifier sur la mémoire faussée de Jésus dure éternellement, alpha et omega.
Le secret avait traversé les siècles avant de parvenir jusqu'à lui. Allongé auprès de la table du dernier repas, appuyé sur son coude, le disciple bien-aimé de Jésus lui demandait aujourd'hui de prendre sa suite.
Nil se leva.
– Allons-y, mon père.
Ils sortirent du bureau. Leeland, penché sur la table, ne releva même pas la tête en les entendant passer derrière lui. Ils parcoururent l'enfilade des salles de la réserve. Breczinsky ouvrit une petite porte, et fit signe à Nil de le suivre.
Un couloir s'enfonçait en pente douce. Nil cherchait à s'orienter. Comme s'il devinait ses pensées, Breczinsky chuchota :
– Nous sommes ici sous le transept droit de la basilique Saint-Pierre. Le local a été creusé dans les fondations, à une quarantaine de mètres environ du tombeau de l'Apôtre découvert lors des fouilles ordonnées par Pie XII sous l'autel majeur.
Le couloir formait un coude, et aboutissait à une porte blindée. Le Polonais dégrafa son col romain, et en sortit une petite clé qu'il portait en suspensoir à même la peau. Au moment d'ouvrir, il consulta sa montre.
– Il est dix-sept heures, la réserve ferme à dix-huit heures : vous avez une heure. Toutes nos portes peuvent être ouvertes de l'intérieur sans clé, celle-ci également : il suffit de la repousser en sortant, elle se refermera automatiquement. Vous éteindrez l'électricité avant de partir et viendrez me rejoindre dans mon bureau.
La porte blindée s'ouvrit sans bruit, Breczinsky glissa la main contre le mur intérieur et actionna un interrupteur.
– Prenez garde de ne rien abîmer. Bonne chance !
Nil entra : la porte se referma sur lui avec un déclic sourd.
78.
Il se tenait devant un long boyau voûté, vivement éclairé. Le mur de droite était nu, en pierre apparente : Nil passa la main sur sa surface, et reconnut immédiatement la technique de taille. Ce n'était pas les poinçons des maçons du Moyen Âge, ni les traits de scie de l'époque récente. Les traces régulières de coups de ciseau et leur espacement étaient la signature des tailleurs de pierre de la Renaissance.
Le long du mur de gauche, des épis étaient alignés jusqu'au fond. Des étagères, certaines sculptées avec recherche – les plus anciennes. D'autres, simplement en bois brut, avaient dû être rajoutées au fil des siècles selon les besoins du rangement.
Le rangement... Au premier coup d'œil, Nil se rendit compte qu'aucun classement rationnel n'avait été adopté. Des caisses, des boîtes, des cartons, des piles de dossiers étaient empilés sur les étagères. « Pourquoi introduire de l'ordre en enfer ? Rien ne sortira jamais d'ici. »
Il fit un pas en avant, pour apercevoir le fond du boyau : une cinquantaine de mètres. Des dizaines d'épis, des milliers de documents : mettre la main sur une aiguille dans cette botte de foin, en une heure de temps... c'était impossible. Pourtant Andrei avait trouvé ici quelque chose, Nil en était convaincu, cela seul expliquait sa fuite et sa mort. Il avança dans l'allée, scrutant les épis sur sa gauche.
Aucun rangement, mais des pancartes clouées sur le champ des étagères, un mélange d'élégante calligraphie à l'ancienne ou d'écritures plus modernes. Il lui sembla que le temps s'abolissait.
Cathares... Procès des templiers – tout un épi. Savonarole, Jean Huss, Affaire Galilée, Giordano Bruno, Sacerdoti renegati francesi – la liste des prêtres jureurs, condamnés par Rome comme apostats en 1792. Corrispondenza della S.S. con Garibaldi... Toute l'histoire secrète de l'Église, en lutte contre ses ennemis. Soudain, Nil s'arrêta : un épi rempli de cartons d'allure récente portait une seule étiquette : Opération Ratlines.
Oubliant pourquoi il était là, Nil pénétra dans la travée et ouvrit au hasard un carton : c'était la correspondance de Pie XII avec Draganovich, l'ancien prêtre devenu chef des oustachis, les nazis croates auteurs d'atrocités pendant la guerre. Il ouvrit d'autres cartons : des fiches d'identité de criminels nazis célèbres, des bordereaux de passeports du Vatican établis à leur nom, des reçus de sommes considérables. L'opération Ratlines était l'appellation codifiée de la filière qui avait permis, juste après la guerre, aux criminels de guerre nazis de s'enfuir en toute impunité, aidés par le Saint-Siège.
Nil passa la main sur son visage. Il n'apprenait rien de nouveau. Les compromissions de l'Église, ses crimes mêmes, étaient la suite logique de ce qu'avait dû subir le treizième apôtre au milieu du Ier siècle. Il sortit de la travée, et son regard fut attiré par un dossier simplement posé sur une étagère : Auschwitz, rapporti segreti 1941. Il refréna son envie de l'ouvrir : « Le Saint-Siège était au courant pour Auschwitz, dès 1941... »
Il regarda sa montre : plus qu'une demi-heure. Il avança.
Brusquement, il s'arrêta : son œil venait d'accrocher une étiquette d'écriture récente.
Manoscritti del mare Morto, Spuria.
Une dizaine de boîtes poussiéreuses étaient empilées. Il prit celle du dessus, et l'ouvrit : à l'intérieur, plusieurs morceaux de rouleaux à moitié détruits par le temps. Il regretta de n'avoir pas pris ses gants, et saisit un rouleau : des parcelles de parchemin s'en détachèrent et tombèrent dans le fond de la boîte, qui en était jonchée. « L'écriture hébraïque de Qumrân ! » C'étaient bien des manuscrits de la mer Morte, mais pourquoi étaient-ils relégués dans cet enfer, condamnés à tomber en miettes alors que les savants du monde entier les recherchaient ? Spuria, « déchet » : avait-on voulu soustraire à la communauté mondiale ces déchets, parce qu'ils étaient sans valeur... ou bien parce qu'ils représentaient un déchet de l'Histoire qu'il fallait dissimuler à tout jamais puisqu'elle avait pris une autre tournure ?