Il remit la boîte à sa place. Celle du dessous était en bois blanc, et portait sur la tranche une inscription imprimée : Cognac Napoléon, cuvée de l'Empereur.
La caisse du métropolite Samuel, la caisse remise à Jérusalem au frère convers dominicain !
Le cœur battant, Nil la sortit de la pile. Sur le couvercle, une main avait tracé trois lettres : MMM. Il reconnut la grosse écriture du père Andrei.
La tête lui tourna : ainsi, quand dans le train Andrei avait écrit MMM sur son billet, il ne faisait pas seulement allusion au lot de photocopies de la Huntington Library conservées dans la bibliothèque de l'abbaye Saint-Martin. C'est cette boîte qu'il désignait, celle que Nil venait de découvrir. Andrei avait écrit lui-même sur son couvercle ces trois lettres pour pouvoir l'identifier plus facilement un jour : c'est elle dont il voulait lui parler. Sa découverte, rendue possible par la rencontre de Breczinsky, était l'aboutissement de leurs recherches, et il avait eu l'intention de tout dire à Nil.
C'est la raison pour laquelle il avait été tué.
Nil ouvrit la caissette : le même amoncellement de débris de rouleaux. Et sur le côté, une simple feuille de parchemin roulée. Les mains de Nil tremblaient quand il défit le fil de lin qui entourait le manuscrit. Il le déroula précautionneusement : c'était du grec, une écriture élégante parfaitement lisible. L'écriture du treizième apôtre ! Il commença à lire :
« Moi, le disciple bien-aimé de Jésus, le treizième apôtre, à toutes les Églises... »
Quand il eut fini sa lecture, Nil était blême. Le début de la lettre ne lui apprenait rien qu'il ne sût déjà : Jésus n'était pas Dieu, les Douze – poussés par leur ambition politique – l'avaient divinisé. Mais le treizième apôtre savait que cela ne suffirait pas pour préserver le vrai visage de son Maître : il témoignait, de façon irréfutable, que le 9 avril 30 il avait rencontré des hommes en blanc, des esséniens, devant le tombeau qu'ils venaient de vider du cadavre de Jésus, et qu'ils s'apprêtaient à transporter ce cadavre dans l'une de leurs nécropoles du désert, pour l'enterrer dignement.
Ce tombeau, il n'en indiquait pas l'emplacement exact. En une phrase laconique, il affirmait que seul le sable du désert protégerait le tombeau de Jésus de la convoitise des hommes. Comme tous les prophètes, le nazôréen restait vivant pour l'éternité, et la vénération de ses ossements pourrait détourner l'humanité du seul véritable moyen de sa rencontre : la prière.
Pendant ces mois de recherche, Nil avait cru que le mystère auquel il s'affrontait était celui du treizième apôtre, du rôle qu'il avait joué à Jérusalem et de sa postérité. L'homme qui avait écrit ces lignes de sa propre main se savait déjà éliminé de l'Église, effacé de son avenir. Cet avenir, il pressentait qu'il n'aurait rien à voir avec la vie et l'enseignement de son Maître. Il confiait à ce parchemin le secret qui, peut-être un jour, permettrait au monde de redécouvrir le véritable visage de Jésus. Il le faisait sans illusion aucune : que représentait une mince feuille de papier face à l'ambition dévorante d'hommes prêts à tout pour parvenir à leurs fins, en utilisant le souvenir de celui qu'il avait aimé plus que tout autre ?
Le treizième apôtre venait de le conduire au véritable secret : l'existence réelle, physique, d'un tombeau contenant les ossements de Jésus.
Nil jeta un coup d'œil à sa montre : dix-huit heures dix. « Pourvu que Breczinsky m'ait attendu ! » Il replaça la lettre miraculeusement retrouvée dans sa boîte, et la boîte à sa place. Il tiendrait parole : le pape serait prévenu, par l'intermédiaire du bibliothécaire polonais, de l'existence de cette épître apostolique que ni les siècles ni les hommes d'Église n'avaient réussi à faire disparaître. Grâce à l'inscription M M M, il serait facile à Breczinsky de la retrouver, et de la lui remettre.
La suite ne concernait plus un petit moine comme lui. La suite ne concernait que le pape.
Nil sortit rapidement du local, prenant soin d'éteindre la lumière : derrière lui, la porte se referma automatiquement. Quand il parvint dans la salle où Leeland et lui avaient travaillé tous ces jours-ci, elle était vide et la lumière du plafonnier éteinte. Il alla frapper à la porte du bureau : aucune réponse, Breczinsky ne l'avait pas attendu.
Nil se demanda avec inquiétude si toutes les portes menant à la cour du Belvédère s'ouvraient bien de l'intérieur : il se voyait mal passant la nuit dans l'air confiné de la réserve. Mais Breczinsky ne lui avait pas menti : il franchit sans encombre les deux portes blindées. Le sas d'entrée était vide, mais la porte extérieure du bâtiment entrouverte. Sans réfléchir, Nil sortit dans la cour et respira un grand bol d'air. Il avait besoin de marcher, pour remettre un peu d'ordre dans ses idées.
Il était si pressé de quitter ce lieu qu'il ne prit pas garde à la vitre teintée derrière laquelle le policier pontifical fumait une cigarette. Dès qu'il le vit passer, l'homme décrocha le téléphone interne de la Cité du Vatican, et appuya sur une touche.
– Éminence, il vient juste de sortir... Oui, seul : l'autre est parti avant lui. Di niente, Eminenza.
Dans son bureau, le cardinal Catzinger raccrocha avec un soupir : ce serait l'heure d'Antonio, très bientôt.
79.
Nil traversa la place Saint-Pierre, et leva machinalement les yeux : la fenêtre du pape était éclairée. Dès demain il parlerait à Breczinsky, lui indiquerait la localisation de la caisse de cognac marquée M M M et le chargerait de transmettre oralement un message au vieux pontife. Il s'engagea dans la via Aurelia.
Arrivé au palier du troisième étage, il s'arrêta : à travers la porte, il entendait Leeland jouer la deuxième Gymnopédie d'Erik Satie. Aérienne, la mélodie traduisait une infinie mélancolie, un désespoir teinté d'une touche d'humour et de dérision. « Rembert... Ton humour te permettra-t-il de surmonter ton propre désespoir ? » Il frappa discrètement à la porte.
– Entre, je t'attendais avec impatience.
Nil s'assit près du piano.
– Remby, pourquoi as-tu quitté la réserve avant mon retour ?
– Breczinsky est venu me prévenir à dix-huit heures : il fallait fermer, disait-il. Il avait l'air très préoccupé. Mais c'est sans importance : dis-moi, as-tu découvert quelque chose ?
Nil ne partageait pas l'insouciance de Leeland : l'absence de Breczinsky l'inquiétait. « Pourquoi n'était-il pas là comme convenu, quand je suis revenu ? » Il écarta cette question.
– Oui, j'ai trouvé ce qu'Andrei et moi cherchions depuis si longtemps : un exemplaire intact de l'épître du treizième apôtre, en fait l'original.
– Magnifique ! Mais cette lettre... elle est donc si terrible ?
– Elle est courte, et je la sais par cœur. Origène a dit vrai, elle apporte la preuve indiscutable que Jésus n'est pas ressuscité, comme l'enseigne l'Église. Donc, qu'il n'est pas Dieu : le tombeau vide de Jérusalem, sur lequel est édifié le Saint-Sépulcre, est un leurre. Le véritable tombeau, celui qui contient les restes de Jésus, se trouve quelque part dans le désert.
Leeland était stupéfait :
– Dans le désert ! Mais où exactement ?
– Le treizième apôtre refuse d'indiquer avec précision le lieu, afin de préserver le cadavre de Jésus des convoitises humaines : il parle seulement du désert d'Idumée, une vaste zone au sud d'Israël dont la délimitation a varié au cours des âges. Mais l'archéologie a fait des progrès considérables : si on y met les moyens, on trouvera. Un squelette placé dans une nécropole essénienne abandonnée, située dans cette zone, portant les traces de la crucifixion, daté par le carbone 14 du milieu du Ier siècle, créerait un séisme en Occident.
– Vas-tu publier les résultats de ta recherche, faire connaître au monde cette épître, accompagner les fouilles archéologiques ? Nil, veux-tu qu'on retrouve ce tombeau ?
Nil se tut un instant. Dans sa tête, trottait la mélodie de Satie.
– Je suivrai le treizième apôtre jusqu'au bout. Si son témoignage avait été retenu par l'Histoire, il n'y aurait jamais eu d'Église catholique. C'est parce qu'ils savaient cela que les Douze ont refusé de le compter parmi eux. Souviens-toi de l'inscription de Germigny : il ne doit y avoir que douze témoins de Jésus, pour l'éternité, alpha et oméga. Faut-il remettre en cause, vingt siècles plus tard, l'édifice qu'ils ont bâti sur un tombeau vide ? La sépulture de l'apôtre Pierre marque aujourd'hui le centre de la chrétienté. À un tombeau vide, on a substitué un tombeau plein, celui du premier parmi les Douze. Puis l'Église a créé les sacrements, pour que chacun sur la planète puisse entrer physiquement en contact avec Dieu. Si l'on retire cela aux croyants, que leur restera-t-il ? Jésus demande de l'imiter quotidiennement, et la seule méthode qu'il propose c'est la prière. Mais des multitudes, et une civilisation tout entière, ne peuvent se laisser entraîner que par des moyens concrets, tangibles. L'auteur de l'épître avait raison : replacer les ossements de Jésus dans le Saint-Sépulcre, ce serait transformer ce tombeau en unique objet d'adoration pour les foules crédules. Ce serait détourner à jamais les humbles et les petits de l'accès au Dieu invisible, avec les moyens qui sont les leurs depuis toujours : les sacrements.
– Que vas-tu faire, alors ?
– Prévenir le Saint-Père de l'existence de l'épître, lui faire savoir où elle se trouve. Il sera le dépositaire d'un secret de plus, voilà tout. Une fois de retour dans mon monastère, j'enfouirai le résultat de mes recherches dans le silence du cloître. Sauf un, que je veux publier sans tarder : le rôle joué par les nazôréens dans la naissance du Coran.