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– Dans le désert ! Mais où exactement ?

– Le treizième apôtre refuse d'indiquer avec précision le lieu, afin de préserver le cadavre de Jésus des convoitises humaines : il parle seulement du désert d'Idumée, une vaste zone au sud d'Israël dont la délimitation a varié au cours des âges. Mais l'archéologie a fait des progrès considérables : si on y met les moyens, on trouvera. Un squelette placé dans une nécropole essénienne abandonnée, située dans cette zone, portant les traces de la crucifixion, daté par le carbone 14 du milieu du Ier siècle, créerait un séisme en Occident.

– Vas-tu publier les résultats de ta recherche, faire connaître au monde cette épître, accompagner les fouilles archéologiques ? Nil, veux-tu qu'on retrouve ce tombeau ?

Nil se tut un instant. Dans sa tête, trottait la mélodie de Satie.

– Je suivrai le treizième apôtre jusqu'au bout. Si son témoignage avait été retenu par l'Histoire, il n'y aurait jamais eu d'Église catholique. C'est parce qu'ils savaient cela que les Douze ont refusé de le compter parmi eux. Souviens-toi de l'inscription de Germigny : il ne doit y avoir que douze témoins de Jésus, pour l'éternité, alpha et oméga. Faut-il remettre en cause, vingt siècles plus tard, l'édifice qu'ils ont bâti sur un tombeau vide ? La sépulture de l'apôtre Pierre marque aujourd'hui le centre de la chrétienté. À un tombeau vide, on a substitué un tombeau plein, celui du premier parmi les Douze. Puis l'Église a créé les sacrements, pour que chacun sur la planète puisse entrer physiquement en contact avec Dieu. Si l'on retire cela aux croyants, que leur restera-t-il ? Jésus demande de l'imiter quotidiennement, et la seule méthode qu'il propose c'est la prière. Mais des multitudes, et une civilisation tout entière, ne peuvent se laisser entraîner que par des moyens concrets, tangibles. L'auteur de l'épître avait raison : replacer les ossements de Jésus dans le Saint-Sépulcre, ce serait transformer ce tombeau en unique objet d'adoration pour les foules crédules. Ce serait détourner à jamais les humbles et les petits de l'accès au Dieu invisible, avec les moyens qui sont les leurs depuis toujours : les sacrements.

– Que vas-tu faire, alors ?

– Prévenir le Saint-Père de l'existence de l'épître, lui faire savoir où elle se trouve. Il sera le dépositaire d'un secret de plus, voilà tout. Une fois de retour dans mon monastère, j'enfouirai le résultat de mes recherches dans le silence du cloître. Sauf un, que je veux publier sans tarder : le rôle joué par les nazôréens dans la naissance du Coran.

À l'étage en dessous, Moktar avait enregistré scrupuleusement les deux Gymnopédies de Satie, puis après l'arrivée de Nil le début de la conversation. Arrivé à ce stade, il plaqua vivement les deux écouteurs sur ses oreilles.

– L'épître du treizième apôtre t'a appris du nouveau sur le Coran ?

– Il adresse sa lettre aux Églises, mais en fait elle est destinée à ses disciples, les nazôréens. À la fin, il les adjure de rester fidèles à son témoignage et à son enseignement sur Jésus, où que leur exil les conduise. Il confirme donc ce dont je me doutais : après s'être réfugiés un temps à Pella, ils ont dû reprendre la route, sans doute devant l'invasion des Romains en 70. Personne ne sait ce qu'ils sont devenus, mais personne ne semble avoir remarqué que, dans le Coran, Muhammad parle souvent des naçâra, un terme qui a toujours été traduit par « chrétiens ». En fait, naçâra est la traduction arabe de « nazôréens » !

– Ta conclusion ?

– Muhammad a dû connaître les nazôréens à La Mecque, où ils avaient trouvé refuge après Pella. Séduit par leur enseignement, il a failli devenir lui-même un des leurs. Puis il s'est enfui à Médine, où il est devenu chef de guerre : la politique et la violence ont repris le dessus, mais il est resté marqué à tout jamais par le Jésus des nazôréens, celui du treizième apôtre. Si Muhammad n'avait pas été dévoré par son désir de conquête, l'islam ne serait jamais né, les musulmans seraient les derniers des nazôréens, la croix du prophète Jésus flotterait sur l'étendard de l'islam !

Leeland semblait partager l'enthousiasme de son ami.

– Je peux te garantir qu'aux États-Unis en tout cas, les universitaires vont se passionner pour tes travaux ! Je t'aiderai à les faire connaître là-bas.

– Imagine, Remby ! Que les musulmans admettent enfin que leur texte sacré porte la marque d'un intime de Jésus, exclu lui-même de l'Église pour avoir nié sa divinité – comme eux ! Ce serait la base nouvelle d'un rapprochement possible entre musulmans, chrétiens et juifs. Et sans doute la fin du Djihad contre l'Occident !

Le visage de Moktar s'était brusquement contracté. Submergé par la haine, il n'écoutait plus la conversation que d'une oreille : Nil demandait maintenant à Leeland quels étaient ses projets, comment il ferait pour cacher tout cela à Catzinger. Serait-il capable de résister à la pression, de ne rien lui dire ? Que se passerait-il si le cardinal mettait sa menace à exécution, et rendait publique sa relation privilégiée avec Anselm ?

Ils bavassaient, comme des femmes : tout cela n'intéressait plus le Palestinien, il enleva les écouteurs. Ces deux hommes venaient de traverser la frontière interdite : On ne touche pas au Coran. Que des érudits chrétiens percent les secrets enfouis dans leurs Évangiles, c'était leur problème. Jamais le Coran ne serait soumis aux méthodes de leur exégèse impie, l'université Al-Azhar s'arc-boutait sur ce refus. On ne dissèque pas la parole d'Allah transmise par son Prophète, béni soit son nom.

Muhammad, un disciple caché du juif Jésus ! Le Français appliquerait au texte sacré ses méthodes d'infidèle, il publierait les résultats avec l'aide de l'Américain. Aux mains de l'Amérique, valet d'Israël, ses travaux deviendraient une arme terrible contre l'islam.

Le front plissé, il rembobina les bandes magnétiques et se rappela une phrase qu'il citait souvent à ses étudiants : « Les infidèles, saisissez-les, tuez-les partout où vous les trouverez1 » !

Moktar se sentit soulagé : le Prophète, béni soit son nom, avait tranché.

80.

Toute la journée, il avait plu. Des nappes de brouillard gravissaient lentement la pente des Abruzzes de notre côté, puis semblaient hésiter un instant avant de franchir la crête et de disparaître vers la mer Adriatique. Le vol des oiseaux de proie était comme aspiré par l'horizon.

Le père Nil m'avait abrité dans son ermitage, taillé à même le roc. Une paillasse jetée sur un lit de fougères sèches, une petite table devant la minuscule fenêtre. Une cheminée rudimentaire, une Bible sur une étagère, des fagots. Moins que l'essentiel nécessaire : l'essentiel, ici, était ailleurs.

Il m'avertit que nous parvenions au terme de son histoire. C'est après coup, dans le silence de cette montagne, qu'il en avait compris toutes les péripéties. Il ne se troubla qu'une fois, et je le perçus au frémissement de sa voix : quand il me parla de Rembert Leeland, du calvaire intérieur que cet homme avait vécu et qui s'était dénoué en quelques heures, tragiquement.

Dès l'instant où il avait mis la main sur le manuscrit perdu, les événements s'étaient entrechoqués. En exhumant de l'oubli ce texte d'un autre temps, il avait ouvert les vannes derrière lesquelles piaffaient des hommes inconnus de lui, qui défendaient chacun sa propre cause avec un acharnement dont la violence lui demeurait incompréhensible, encore aujourd'hui.

1 Coran 4,89.

81.

Le soir même, Moktar avait téléphoné à Lev Barjona, lui donnant rendez-vous cette fois dans un bar. Ils commandèrent un verre et restèrent debout derrière le comptoir, parlant à mi-voix malgré le brouhaha des consommateurs.

– Écoute-moi, Lev, c'est sérieux. Je viens de remettre à Calfo l'enregistrement d'une conversation entre Nil et Leeland. Le Français a retrouvé l'épître, elle était bien dans la caisse de cognac dont le métropolite Samuel t'avait parlé. Il l'a lue, et l'a laissée sur place, au Vatican.