– Bien, très bien ! Maintenant, il faut y aller en douceur.
– Maintenant, il faut agir, et sans douceur. Ce chien prétend qu'elle contient la preuve... ou, plutôt, confirme sa conviction intime que le Coran n'a pas été révélé par Dieu à Muhammad. Que le Prophète était proche des nazôréens, avant de sombrer dans la violence à Médine. Qu'il était aveuglé par l'ambition... Tu sais ce que cela signifie, tu nous connais depuis toujours. Il a franchi la ligne au-delà de laquelle tout musulman réagit immédiatement, il doit disparaître. Vite, et son complice aussi.
– Calme-toi, Moktar : as-tu reçu des instructions du Caire en ce sens ? Et Calfo ?
– Je n'ai pas besoin d'instructions du Caire, dans cette circonstance le Coran dicte leur conduite aux croyants. Quant à Calfo, je m'en moque bien. C'est un dépravé, et les histoires des chrétiens me laissent indifférent. Qu'ils règlent leurs problèmes entre eux et fassent leurs magouilles, moi je protège la pureté du message transmis par Dieu à Muhammad. Chaque musulman est prêt à verser le sang pour cette cause, Dieu ne supporte pas la souillure. Je défendrai l'honneur de Dieu.
Lev fit un signe au barman.
– Quelles sont tes intentions ?
– Je connais leurs allées et venues, les trajets qu'ils empruntent. Le soir Nil rentre à pied à San Girolamo, il en a pour une heure et passe par la via Salaria Antica, toujours déserte au début de la nuit. L'Américain l'accompagne un peu, puis revient sur ses pas pour terminer sa promenade autour du Castel San Angelo, où il rêve à la lune : il n'y a jamais personne. Est-ce que tu te joins à moi ? Demain soir.
Lev poussa un soupir. Une opération bâclée, sous le coup de la colère, sans visibilité. Quand son fanatisme montait à la tête de Moktar, il ne raisonnait plus. Le Bédouin sautait sur son chameau, et courait laver l'insulte dans le sang. Attendre était un signe de faiblesse, contraire à la loi du désert. L'orgueil des Arabes, leur incapacité à se dominer quand il s'agissait d'une question d'honneur, avaient toujours permis au Mossad de l'emporter sur eux. Et il se rappela la consigne de Jérusalem, fermement transmise par Ari : « L'action, ce n'est plus pour toi. »
– Demain soir j'ai une répétition avec l'orchestre pour mon dernier concert. On sait que je suis à Rome : on ne comprendrait pas que je me dérobe. Je dois préserver ma couverture, Moktar. Désolé.
– J'agirai sans toi, d'abord, l'un, puis l'autre. Le père Nil n'est qu'une petite porcelaine, ça se brise au moindre choc. Quant à l'Américain, il suffira de l'effrayer, il mourra de sa peur sans que je le touche. Je n'aurai pas à me salir les mains avec ça.
Quand ils se séparèrent, Lev se dirigea vers le jardin du Pincio. Il avait besoin de réfléchir.
Au début de la nuit, le recteur convoqua en urgence une réunion des Douze. Lorsqu'ils furent assis derrière la longue table, il se leva.
– Mes frères, une fois de plus nous entourons le Maître, comme les Douze autrefois dans la salle haute. Cette fois ce n'est pas pour l'accompagner à Gethsémani, mais pour lui offrir une deuxième entrée triomphale dans Jérusalem. Le père Nil a pu retrouver le dernier et seul exemplaire restant de la lettre de l'imposteur, le prétendu treizième apôtre. Elle était tout simplement dans le fonds secret du Vatican, mélangée à des manuscrits de la mer Morte remisés là définitivement en 1948.
Un murmure d'intense satisfaction parcourut l'assemblée.
– Qu'en a-t-il fait, frère recteur ?
– Il l'a laissée sur place, et a l'intention de prévenir le Saint-Père de son existence et de sa localisation.
Les visages se rembrunirent.
– Qu'il le fasse ou non, c'est sans importance : Nil passera par Breczinsky pour avertir le pape. Le douzième apôtre tient fermement le Polonais sous contrôle – n'est-ce pas, frère ?
Antonio inclina silencieusement la tête.
– Dès que Breczinsky aura été prévenu par Nil – sans doute demain –, nous entrerons en action. Le Polonais est à notre merci, il nous conduira à la lettre. Dans deux jours, frères, elle prendra devant nous la place qui lui revient, gardée par notre fidélité comme par ce crucifix. Et dans les mois et les années à venir, nous nous en servirons pour obtenir les moyens dont nous avons besoin pour notre mission : écraser les serpents qui mordent le Christ au talon, étouffer la voix de ceux qui s'opposent à son règne, restaurer la chrétienté dans toute sa grandeur, afin que l'Occident retrouve sa dignité perdue.
En quittant la salle, sans un mot il tendit une enveloppe à Antonio : il le convoquait chez lui, au Castel San Angelo, après-demain matin. Pour laisser à Nil le temps de parler à Breczinsky.
Et afin que son esprit soit totalement libre pour la soirée de demain avec Sonia, dont il attendait beaucoup. Cela ne pouvait mieux tomber. Grâce à elle, il s'imprégnerait de la force dont il allait avoir besoin. La force intérieure qu'un chrétien reçoit en s'identifiant par toutes ses fibres au Christ crucifié sur sa croix.
Antonio glissa la lettre dans sa poche. Mais au lieu de repartir vers le centre-ville, il obliqua vers le Vatican.
Le cardinal-préfet de la Congrégation veillait toujours très tard dans son bureau.
82.
Rome s'étirait sous le soleil du matin. Le froid était toujours vif, mais l'approche de Noël incitait les Romains à sortir de chez eux. Debout devant sa fenêtre, Leeland regardait distraitement le spectacle de la via Aurelia. La veille, Nil lui avait fait part de sa décision de retourner en France sans tarder : ce qu'il considérait comme une mission reçue d'Andrei avait trouvé son aboutissement avec la découverte de l'épître.
– As-tu songé, Remby, que cette portion de désert située entre Galilée et mer Rouge a donné naissance aux trois monothéismes de la planète ? C'est là que Moïse a eu sa vision du buisson ardent, là aussi que Jésus a été radicalement transformé, là toujours que Muhammad est né et a vécu. Mon désert à moi sera au bord de la Loire.
Le départ de Nil mettait brusquement en lumière la vacuité de sa vie. Il savait que jamais il n'atteindrait au degré d'expérience spirituelle de son ami : Jésus ne remplirait pas son vide intérieur. La musique non plus : on joue pour être entendu, pour partager l'émotion musicale avec d'autres. Il avait très souvent joué pour Anselm, qui s'asseyait à ses côtés et lui tournait les pages. Une merveilleuse communion s'instaurait alors entre eux, la belle tête du violoniste penchée vers le clavier où couraient ses mains. Anselm était perdu pour lui à tout jamais, et Catzinger avait les moyens de les plonger l'un et l'autre dans un océan de souffrance. « Life is over1 »
Il sursauta en entendant frapper à sa porte : Nil ?
Ce n'était pas Nil, mais Lev Barjona. Étonné de le voir arriver chez lui, Leeland s'apprêtait à lui poser des questions, mais l'Israélien posa un doigt sur ses lèvres, et murmura :
– Y a-t-il une terrasse au-dessus de ton immeuble ?
Il y en avait une, comme dans la plupart des habitations romaines, et elle était déserte. Leeland se laissa attirer par Lev du côté le plus éloigné de la rue.
– Depuis l'arrivée de Nil à Rome ton appartement est sous écoute, je viens de l'apprendre. La moindre de vos conversations est enregistrée, immédiatement transmise à Mgr Calfo – et à d'autres, beaucoup plus dangereux.
– Mais...
– Laisse-moi parler, le temps presse. Sans le savoir, Nil et toi vous êtes mis à jouer dans le « grand jeu », un jeu à l'échelle planétaire dont tu n'as aucune idée, dont tu ignores tout, et c'est mieux pour toi. C'est un dirty game, qui se pratique entre professionnels. Comme des gamins en culotte courte, vous avez quitté votre petite cour de récréation pour vous introduire en plein milieu de la cour des grands. Qui ne jouent pas avec des billes mais avec la violence, pour un enjeu qui est toujours le même : le pouvoir – ou sa forme visible, l'argent.