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– Que vas-tu faire ?

– Je suis déjà mort, Nil, ils ne peuvent plus rien contre moi. Ne t'inquiète pas : tu as quelques minutes pour quitter San Girolamo sans te faire repérer. À bientôt, ami : la vérité a fait de nous des hommes libres, tu avais raison.

Le père Jean fut surpris de l'intérêt soudain que Rembert Leeland semblait porter à la bibliothèque, réputée pour être un fouillis. Tandis que l'Américain lui posait des questions qui prouvaient sa totale incompétence en matière de sciences historiques, Nil, sa valise à la main droite, se glissa dans le bus qui passe via Salaria Nuova et dessert la gare centrale de Rome.

De sa main gauche, il ne lâchait pas une sacoche qui semblait son plus précieux trésor.

84.

Antonio marchait d'un pas allègre. Niché dans une anse du Tibre, le Castel San Angelo reflétait de ses briques fauves le soleil couchant. Ici s'exerçait autrefois la justice des papes : c'est la justice divine qu'il allait accomplir ce soir. Un homme était prêt à s'opposer au gouvernement de l'Église, pour une cause qu'il croyait bonne : il n'y a pas de bonne cause hors de la hiérarchie. Et cet homme était un dépravé, un pervers satanique. L'Espagnol s'appuya sur la rambarde du pont Victor-Emmanuel-II. Avant d'agir, il voulait se rappeler les paroles du cardinal la veille au soir, raviver la brûlure de l'indignation : alors, sa main ne tremblerait pas.

– Vous dites qu'il va se servir de l'épître pour faire pression sur nous ?

– Il nous l'a affirmé à plusieurs reprises, Éminence, et les Douze sont d'accord. La lettre du treizième apôtre donnera à celui qui la possède un pouvoir considérable : sa divulgation provoquerait des troubles tels que notre Église – et même certains chefs d'État occidentaux – seront prêts à payer très cher pour que la Société la garde secrète. Les templiers n'ont pas hésité à utiliser ce moyen.

– Le tombeau de Jésus... incroyable ! – Le cardinal passa la main sur son front. – Je pensais que l'épître se contentait de nier la divinité de Jésus. Cela ne serait pas la première fois, l'Église a toujours pu surmonter ce danger-là, juguler l'hérésie. Mais le tombeau réel, contenant les ossements de Jésus, retrouvé ! Pas seulement une querelle théologique de plus, mais une preuve, tangible, indiscutable ! C'est impensable, c'est la fin du monde !

Antonio sourit.

– C'est aussi ce que pense Mgr Calfo, mais il a son idée. Il trouve l'Église trop timorée face à un monde pourri qui évolue sans nous, ou contre nous. Il veut de l'argent, beaucoup d'argent pour peser sur l'opinion mondiale.

– Bastardo !

Rapidement, le prélat se reprit :

– Antonio, quand je vous ai connu à Vienne, vous étiez un fugitif de l'Opus Dei : mais vous aviez juré de servir le pape et, s'il venait à défaillir, de servir la papauté, colonne vertébrale de l'Occident. Notre vénérable Saint-Père est malade, de toute façon il consacre ses forces et son attention aux foules qui l'acclament partout lors de ses voyages. Depuis vingt ans, le gouvernement réel de l'Église repose sur des épaules comme les miennes, parfois le pape n'a même pas été tenu au courant des dangers auxquels nous avons dû faire face. Souvent j'ai dû agir en son nom, je le ferai ici encore. Puis-je compter sur votre aide ? Il faut... neutraliser Calfo, et reprendre le contrôle de la Société Saint-Pie V. Sans tarder.

– Éminence...

Le cardinal contracta ses lèvres, ses joues s'allongèrent et son ton se fit sifflant :

– Rappelle-toi, mon enfant : quand tu es arrivé à Vienne, tu étais poursuivi. On ne quitte jamais l'Opus Dei, surtout pas après l'avoir critiqué comme tu l'as fait. Tu étais jeune, idéaliste, inconscient ! Je t'ai abrité, je t'ai protégé, puis je t'ai fait confiance. C'est moi qui t'ai introduit dans la Société Saint-Pie V, c'est moi qui ai payé pour que les Catalans d'Escriva de Balaguer, ces enragés, se taisent quand Calfo a fait son enquête à ton sujet. Je viens demander mes dividendes, Antonio !

Le jeune homme baissa la tête. Catzinger comprit que, pour ce qu'il exigeait, un ordre ne suffirait pas : il fallait soulever l'indignation, réveiller le tempérament volcanique de l'Andalou. Le toucher au point sensible : son caractère rigide, intransigeant, son rejet du corps, entretenu par tant d'années de frustration sexuelle à l'école de l'Opus Dei. Il arrondit ses lèvres, qui distillèrent le miel :

– Sais-tu qui est ton recteur ? Sais-tu qui est cet homme, que tu respectes malgré son indiscipline ? Sais-tu quelles horreurs le premier des Douze est capable d'imaginer, à cent pas de cette Cité sainte et du tombeau de Pierre ? Il y a quelques jours, j'ai entendu les confidences d'une de ses victimes, une jeune femme belle et pure comme une madone, qu'il avilit jusque dans son âme de croyante tout en jouissant de son corps. Et elle n'est pas la première à avoir été souillée par lui. Tu ne sais pas ? Eh bien, je vais t'apprendre ce qu'il a fait, et ce qu'il s'apprête à faire encore dès demain.

Il chuchota quelques instants, comme s'il voulait éviter que le crucifix, pendu au mur derrière lui, puisse entendre ce qu'il disait.

Quand il eut fini, Antonio releva la tête : ses yeux noirs brillaient d'une lueur dure, inflexible. Il quitta le bureau du cardinal sans ajouter un mot.

Avec un soupir, l'Andalou s'arracha au parapet du pont : il avait bien fait de revivre cette scène, avant d'agir. L'Église a sans cesse besoin d'être purifiée, même par le fer. Les ordres du cardinal l'exonéraient de toute responsabilité : cela aussi, depuis toujours, avait été la force de l'Église. Une décision difficile, une violence morale, un membre gangrené à arracher... Jamais celui qui abattait le couteau, qui fouillait la chair, ne se tenait pour responsable du sang versé, des vies détruites. La responsabilité était celle de l'Église.

85.

Alessandro Calfo recula d'un air satisfait : c'était parfait. Sur le parquet de sa chambre, une grande croix était posée, deux larges planches qui permettaient à un corps de s'allonger à l'aise. Sonia serait bien. Il entraverait ses mains avec les deux cordelettes de soie douce qu'il avait préparées, ses jambes devaient rester libres. À l'évocation de la scène, le sang fouetta ses tempes et son bas-ventre : s'unir charnellement à la jeune femme couchée à la place du divin crucifié, c'était l'acte le plus sublime qu'il accomplirait jamais. La divinité enfin mêlée à l'humanité, la moindre de ses cellules connaissant l'extase en s'unissant au sacrifice rédempteur du Christ dans sa forme la plus parfaite. Sans violence : Sonia serait consentante, il le savait, il le sentait. Sa réaction horrifiée de l'autre jour n'était qu'un effet de sa surprise. Elle obéirait, comme toujours.

Il vérifia que l'icône byzantine était bien à l'aplomb de la croix : ainsi, tandis qu'il célébrerait le culte, elle pourrait contempler, simplement en levant les yeux, cette image qui apaiserait son âme d'orthodoxe. Il avait pensé à tout, car tout devait être exemplaire. Et demain soir, il déposerait l'épître maudite sur l'étagère vide, qui depuis si longtemps l'attendait.

Il sursauta en entendant sonner. Déjà ? D'habitude, toujours discrète, elle venait à la nuit tombée. Peut-être, aujourd'hui, était-elle impatiente ? Son sourire s'élargit, il alla ouvrir.

Ce n'était pas Sonia.

– An... Antonio ! Mais que faites-vous ici, aujourd'hui ? Je vous ai convoqué demain matin, Nil devait d'abord voir le Polonais cet après-midi... Que signifie ?

Antonio avança vers lui, le contraignant à marcher à reculons dans le couloir d'entrée.

– Cela signifie, frère recteur, que nous avons à parler, vous et moi.

– À parler ? Mais c'est moi qui parle, et quand je l'ai décidé ! Vous êtes le dernier des Douze, en aucun cas...