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Antonio avançait toujours, les yeux rivés sur le visage du Napolitain, qui reculait devant lui en se cognant aux murs.

– Ce n'est plus toi qui décides, c'est le Dieu que tu prétends servir.

– Que... que je prétends ! Et qui vous autorise à me parler sur ce ton ?

L'un poussant l'autre, les deux hommes parvinrent à la porte de la chambre, que Calfo avait laissée ouverte.

– Qui m'autorise ? Et qui t'autorise, misérable, à trahir ton serment de chasteté ? Qui t'autorise à avilir une créature de Dieu, abrité derrière ton ordination épiscopale ?

D'un coup de hanche, il força le petit homme replet à pénétrer, toujours à reculons, dans la chambre. Calfo trébucha sur le pied de la croix. Antonio jeta un coup d'œil au décor soigneusement mis en scène : le cardinal ne lui avait pas menti.

– Et ça ? Ce que tu t'apprêtais à faire est un abominable blasphème. Tu n'es pas digne de posséder l'épître du treizième apôtre, le Maître ne peut être protégé par un homme tel que toi. Seul un être pur peut écarter la souillure qui menace aujourd'hui Notre-Seigneur.

– Mais... mais...

Calfo se prit à nouveau les pieds dans le montant de la croix, glissa et tomba sur ses genoux devant l'Andalou. Celui-ci le regarda avec mépris, les lèvres plissées de dégoût. Ce n'était plus son recteur, le premier des Douze. C'était une loque, tremblante et inondée de transpiration malsaine. Ses yeux devinrent subitement ternes.

– Tu voulais t'allonger sur la croix, n'est-ce pas ? Tu voulais unir ton corps, transfiguré par la jouissance, au Maître transfiguré par son amour pour chacun de nous ? Eh bien, tu vas le faire. Tu ne souffriras jamais autant que Celui qui est mort pour toi.

Un quart d'heure plus tard, Antonio refermait doucement sur lui la porte de l'appartement, et s'essuyait les mains avec un mouchoir en papier. Cela n'avait pas été difficile. Ce n'est jamais difficile, quand on obéit.

86.

Leeland marchait d'un pas saccadé sur les pavés inégaux de la via Salaria Antica. « Nil aimait tant suivre ce trajet pour venir jusque chez moi... Déjà, je pense à lui au passé ! »

Il avait réussi à retenir le père Jean dans la bibliothèque pendant un long moment, mais refusé son invitation à partager le déjeuner de la communauté :

– Père Nil et moi avons rendez-vous au Vatican en début d'après-midi. Il est sans doute déjà parti sans m'attendre, il reviendra... tard ce soir.

Nil ne reviendrait pas : il devait être en ce moment sur le quai de la Stazione Termini, prêt à monter dans un train pour Arezzo. Ou déjà parti.

Envahi par l'angoisse, Leeland se sentait tout léger : en fait, il était vidé, jusqu'à la moindre fibre musculaire, jusqu'au bout de ses doigts. Life is over. Ce qu'il refusait d'admettre depuis son exil au Vatican, cette vérité qu'il se cachait à lui-même, le court passage de Nil à Rome venait de lui en imposer l'évidence : sa vie n'avait plus aucun sens, le goût de vivre l'avait quitté.

Il se retrouva, sans savoir comment, devant la porte de son studio. Poussa la porte d'une main tremblante, la referma et s'assit péniblement près du piano. Pourrait-il encore jouer de la musique ? Mais... pour qui ?

À l'étage du dessous, Moktar avait repris son poste d'écoute et mis en marche les magnétophones. Aujourd'hui l'Américain était rentré plus tard que d'habitude, et seul : il avait donc laissé Nil au Vatican, le Français devait être en train de parler à Breczinsky. Il s'installa confortablement, les écouteurs aux oreilles. Nil allait revenir, en fin d'après-midi, et il parlerait à Leeland. À la nuit tombée il repartirait pour San Girolamo, comme d'habitude. À pied, dans les rues obscures et désertes. Son ami l'accompagnerait un instant.

L'Américain d'abord. Ensuite, l'autre.

Mais Nil ne revenait pas. Toujours assis près du piano, Leeland regardait l'ombre envahir son studio. Il n'alluma pas : de toutes ses forces il luttait contre sa peur, il luttait contre lui-même. Il n'y avait plus qu'une chose à faire, Lev lui avait fourni sans le savoir la solution. Mais aurait-il la détermination, le courage de sortir ?

Une heure plus tard, la nuit était tombée sur Rome. Les bandes magnétiques tournaient à vide : que faisait le Français ? Soudain Moktar entendit au-dessus des bruits indistincts, et la porte du studio qui s'ouvrait puis se refermait. Il ôta ses écouteurs et alla à la fenêtre : Leeland, seul, sortait de l'immeuble et traversait la rue. S'étaient-ils donné rendez-vous sur le trajet de San Girolamo ? Dans ce cas, ce serait encore plus simple.

Moktar se glissa hors de l'immeuble. Il était armé, un poignard et un filin d'acier. Toujours, il avait préféré l'arme blanche ou l'étranglement. Le contact physique avec l'infidèle donne à la mort sa vraie valeur. Le Mossad préférait utiliser ses tireurs d'élite, mais le Dieu des juifs n'est qu'une abstraction lointaine : pour un musulman, Dieu s'atteint dans la réalité du corps à corps. Le Prophète n'avait jamais utilisé la flèche, mais son sabre. Si possible, il étranglerait l'Américain. Sentirait son cœur s'arrêter sous ses mains, ce cœur prêt à fournir à ceux de sa nation une arme décisive contre les musulmans.

Il suivit Leeland, qui contourna la place Saint-Pierre sans passer sous la colonnade, et emprunta le Borgo Santo Spirito. Il allait vers le Castel San Angelo : le froid était vif, les Romains frileusement blottis chez eux. Si ces deux-là s'étaient donné rendez-vous au pied du château, c'est parce qu'ils savaient qu'il n'y aurait pas âme qui vive. Tant mieux.

Maintenant Leeland marchait doucement, et se sentait en paix. Dans la pénombre du studio il avait pris sa décision, se répétant les mots employés par Lev : « Un tueur, un professionnel. Pars, cache-toi dans un monastère... » Il ne partirait pas, il ne se cacherait pas. Au contraire, il marcherait vers son destin, comme en ce moment, visible de partout. Le suicide est interdit à un chrétien, jamais il ne mettrait de lui-même fin à cette vie sans vie qui était désormais la sienne. Mais si un autre s'en chargeait, c'était bien. Il déboucha sur la rive gauche du Tibre, passa devant le Castel San Angelo, s'engagea dans le Lungotevere. Quelques rares voitures empruntaient cette voie qui surplombe le Tibre, puis tournaient à gauche vers la piazza Cavour. Pas un promeneur, l'humidité montait du fleuve et le froid était mordant.

Arrivé au pont Umberto Ier, il tourna la tête. Sous la lueur des réverbères, il aperçut un passant qui marchait comme lui en suivant le parapet. Il ralentit son pas, et eut l'impression que l'homme en faisait autant. C'était sans doute lui. Ne pas courir, ne pas se cacher, ne pas fuir.

Life is over. Frère Anselm, ses illusions envolées ! La réforme de l'Église, le mariage des prêtres, la fin pour tant d'hommes généreux d'un long calvaire, cette chasteté imposée par une Église tétanisée devant l'amour humain... Il vit un escalier de pierre qui descendait sur la berge du Tibre : sans hésiter, il s'y engagea.

Le quai, mal éclairé, était encore pavé à l'ancienne. Il avança, contemplant l'eau noire : resserré à cet endroit, le courant vif se heurtait à des rochers disséminés dans le lit du fleuve. Des bouquets de roseaux, des fourrés touffus couvraient la pente abrupte qui descendait vers l'eau. Rome n'a jamais complètement abandonné son aspect de ville provinciale.

Derrière lui, il entendit le pas de l'homme qui descendait l'escalier, puis résonnait sur les dalles du quai et s'approchait. Bien qu'il eût l'âge requis, sa qualité de moine avait permis autrefois à Leeland d'échapper à la guerre du Viêt-nam. Il s'était souvent demandé s'il aurait fait preuve là-bas de courage physique. Devant l'ombre de l'ennemi décidé à le tuer, comment son corps aurait-il réagi ? Il sourit : cette berge serait son Viêt-nam, et son cœur ne battait pas plus vite que d'habitude.