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Un tueur, un professionnel. Que ressentirait-il ? Souffrirait-il ?

L'un suivant l'autre, ils approchaient des arches du pont Cavour. Juste après, un haut mur barrait le quai, mettant fin à une promenade très prisée des Romains par beau temps. Il n'y avait pas ici d'escalier le long du mur : pour remonter sur la voie rapide qui longe le Tibre, il fallait revenir sur ses pas. Et faire face à l'homme qui le suivait.

Leeland prit une ample respiration, et ferma un instant les yeux. Il se sentait très calme, mais il ne verrait pas le visage de l'homme. Que la mort vienne de dos, comme une voleuse.

Sans tourner la tête, il s'engagea résolument sous l'arche obscure du pont.

Derrière lui, il entendit le pas d'un homme qui courait, comme pour prendre de l'élan. Un pas léger, qui effleurait à peine les pavés.

87.

Tenant d'une main sa sacoche et de l'autre sa valise, Nil descendit de l'autobus. Le village était aussi rustique que le père Calati le lui avait décrit :

– Notre économe part à l'instant même pour l'Aquila, montez dans sa voiture. Il vous laissera à la gare routière locale : l'après-midi, un bus dessert cette partie reculée des Abruzzes. Descendez au village, puis suivez la route à pied jusqu'à un croisement. Tournez à gauche, et vous aurez un kilomètre à faire sur un chemin de terre jusqu'à une ferme isolée. Vous rencontrerez forcément Beppo, il vit là, seul, avec sa mère. Ne vous étonnez pas, il ne parle pas mais il comprend tout. Dites-lui que vous venez de ma part, demandez-lui de vous conduire auprès de notre ermite. Ce sera une longue marche dans la montagne : Beppo a l'habitude, il est le seul à monter jusqu'à l'ermitage pour y porter de temps à autre un peu de nourriture.

Puis Calati avait levé les mains au ciel, et donné silencieusement sa bénédiction à Nil, agenouillé sur le dallage glacé du cloître.

Quand il s'était présenté à Camaldoli, son ancien professeur l'avait serré dans ses bras, sa barbe broussailleuse caressant la joue de Nil. Il avait besoin de s'établir au désert, pour une durée indéterminée ? Personne ne devrait connaître son refuge ? Calati ne posa aucune question, ne s'étonna pas de son arrivée, de son allure de fugitif et de sa demande singulière. Auprès du vieil ermite, dit-il simplement, il serait bien.

– Vous verrez, c'est un homme un peu particulier, qui vit depuis des années dans la montagne. Mais il n'est jamais seul : par la prière il est en relation avec tout l'univers, et il possède un don de divination que développent parfois quelques grands spirituels. Nous restons en contact grâce à Beppo, qui descend de la montagne tous les quinze jours pour vendre ses fromages à l'Aquila. Que Dieu vous bénisse !

Nil regarda l'autobus s'éloigner dans un nuage de fumée, et s'engagea dans l'unique rue du village. Il faisait encore jour, mais les maisons au toit bas étaient calfeutrées pour affronter le froid de la nuit.

Il jeta au passage un coup d'œil sur la vitre d'une fenêtre, et sourit à l'image qu'elle lui renvoyait : ses cheveux coupés ras, encore gris au départ de l'abbaye Saint-Martin, étaient devenus entièrement blancs depuis sa découverte de l'épître.

À son bras, la valise pesait lourdement quand il s'arrêta devant la ferme. Vêtu d'une veste en peau de brebis sans manches – la tenue traditionnelle des bergers des Abruzzes –, la silhouette d'un jeune homme fendait du bois devant la porte. En entendant Nil, il tourna la tête et le regarda avec inquiétude, le front plissé sous une couronne de cheveux bouclés.

– Tu es Beppo ? Je viens de la part du père Calati. Peux-tu me conduire auprès de l'ermite ?

Beppo posa soigneusement sa hache contre le tas de bûches, s'essuya les mains sur le revers de sa veste puis s'approcha de Nil, et le dévisagea. Au bout d'un instant son visage se détendit, il esquissa un sourire et hocha la tête. Empoigna la valise d'un bras vigoureux, pointa le menton vers la montagne et lui fit signe de le suivre.

Le chemin s'enfonçait dans la forêt, puis montait raide. Beppo marchait d'un pas régulier, sa démarche donnant une impression d'aisance, presque de grâce. Nil le suivait avec difficulté. Le garçon avait-il bien compris ? Il devait s'en remettre à lui, et ne lâchait pas sa précieuse sacoche.

Ils arrivèrent à ce qui semblait le bout du chemin : un cul-de-sac, où l'on voyait les traces déjà anciennes d'ornières creusées par des engins mécaniques – les tracteurs des forestiers, qui devaient rarement venir jusqu'ici. Dans le fossé coulait une eau limpide : Beppo posa la valise, se baissa et but longuement dans ses mains réunies. Toujours silencieux, l'adolescent reprit la valise, et s'engagea sur un sentier qui pénétrait dans une combe à flanc de montagne. À travers les sommets des arbres, on apercevait une crête lointaine.

La nuit venait de tomber quand ils débouchèrent sur une minuscule esplanade, qui dominait la vallée obscure. À même le rocher, Nil distingua une fenêtre éclairée. Sans hésiter, Beppo s'en approcha, laissa tomber la valise sur le sol et frappa au carreau.

Une porte basse s'ouvrit, et une ombre s'y encadra. Vêtu d'une sorte de blouse serrée à la ceinture, un homme très âgé, la tête entourée de cheveux blancs qui tombaient sur ses épaules, fit un pas en avant : derrière lui, Nil aperçut l'âtre d'une cheminée dans laquelle brûlait un fagot, répandant une vive lumière. Beppo s'inclina, poussa un grognement et tendit le bras vers Nil. Le vieil homme effleura de sa main les cheveux bouclés du garçon, puis se tourna vers Nil et lui sourit. Il lui montra l'intérieur de son ermitage, d'où parvenait une douce chaleur, et dit simplement :

– Vieni, figlio mio. Ti aspettavo.

Viens, mon fils, je t'attendais !

88.

Il régnait ce matin-là, dans la Cité du Vatican, une agitation fébrile, terme tout relatif en ce lieu : quelques prélats parcoururent les couloirs pavés de marbre d'un pas un peu moins compassé que d'habitude, quelques ceintures violettes volèrent un peu plus haut dans des escaliers gravis quatre à quatre. Une voiture immatriculée S.C.V. franchit à vive allure le portail de la cour du Belvédère, saluée par un garde suisse qui reconnut à l'intérieur le médecin personnel du pape, un homme d'un certain âge serrant sur ses genoux une mallette noire.

Partout ailleurs, ces signes imperceptibles d'agitation seraient passés inaperçus. Mais le garde suisse, témoin de cette nervosité inhabituelle dans la Cité sainte, se réjouit : aujourd'hui, il aurait de quoi alimenter les conversations de ses collègues.

La voiture S.C.V. prit la via della Conciliazione jusqu'au bout, tourna à gauche, passa devant le Castel San Angelo et se gara un peu plus loin sur le trottoir du Lungotevere, derrière un fourgon au gyrophare allumé. L'homme à la mallette descendit vivement l'escalier qui menait à la berge du Tibre, marcha sur les pavés inégaux vers l'arche du pont Cavour, où une dizaine de gendarmes italiens étaient rassemblés autour d'une forme sombre, dégoulinante d'eau, qu'ils venaient apparemment de retirer des roseaux bordant le fleuve.

Le médecin examina le cadavre, s'entretint avec les gendarmes, referma sa mallette puis remonta sur le Lungotevere où il parla à voix basse dans son téléphone portable, en prenant soin de s'écarter des quelques curieux qui observaient la scène. Il hocha la tête à plusieurs reprises, fit signe au chauffeur de rentrer sans lui, et revint à pas vifs au pied du Castel San Angelo. Traversa, marcha encore un peu et s'engouffra dans un immeuble récent, au pied duquel un jeune homme vêtu en touriste semblait l'attendre.

Ils échangèrent quelques mots, puis le jeune homme sortit de sa poche une clé et fit signe au médecin de le suivre à l'intérieur de l'immeuble.