Ni même, peut-être, de mémoire du passé et de ses blessures.
Un jour, alors que Beppo venait de les quitter après avoir renouvelé leur provision de pain, l'ermite lissa sa barbe et s'adressa à lui :
– Pourquoi te demandes-tu encore ce que signifiaient mes paroles d'accueil : « Je t'attendais, mon fils » ?
Cet homme lisait en lui comme dans un livre ouvert.
– Mais... Vous ne me connaissiez pas, vous n'étiez pas prévenu de mon arrivée, vous ne savez rien de moi !
– Je te connais, mon fils, et je sais de toi des choses que toi-même tu ignores. Tu verras, en vivant ici tu vas acquérir le regard de l'Éveil intérieur, celui que Jésus possédait à sa sortie du désert et qui lui permit de voir Nathanaël sous le figuier – qui était pourtant hors de sa vue. Je sais ce que tu as souffert, et je sais pourquoi. Tu cherches le trésor le plus précieux, dont même les Églises ne possèdent pas la clé, dont elles ne peuvent qu'indiquer la direction – quand elles n'obstruent pas sa voie d'accès.
– Savez-vous qui était le treizième apôtre ?
L'ermite rit silencieusement, une lueur dansante dans ses yeux.
– Et crois-tu qu'il faille toujours savoir, pour connaître ?
Il laissa son regard errer sur la vallée, où des nuages d'altitude dessinaient des taches mouvantes. Puis il parla, comme s'il s'adressait à un autre qu'à Nil :
– Toute chose ne peut être connue que de l'intérieur. La science n'est que l'écorce, il faut la franchir pour trouver le cœur, l'aubier de la connaissance. C'est vrai des minéraux, des plantes, des êtres vivants, et c'est vrai aussi des Évangiles. Les anciens appelaient cette connaissance intérieure une gnose. Beaucoup ont été intoxiqués par la nourriture trop riche qu'ils y trouvaient, elle leur est montée à la tête, ils se sont crus supérieurs à tous, catharoi1. Celui que tu rencontres dans l'Évangile – et qui est le même dont tu fais l'expérience dans la prière – n'est ni supérieur ni inférieur à toi : il est avec toi. La réelle présence de Jésus est si forte qu'elle te relie à tous mais te sépare aussi de tous. Déjà, tu as commencé à en faire l'expérience, et ici tu ne vivras plus que d'elle. C'est pour cela que tu es venu.
Je t'attendais, mon fils...
1 Catharoi : « purs », en grec – d'où le nom des Cathares.
90.
Rome assista, indifférente, à la reprise en main de la Société Saint-Pie V par le cardinal Emil Catzinger. Au nom du pape, il nomma lui-même le recteur qui succéderait au Napolitain Alessandro Calfo, brusquement décédé à son domicile sans avoir pu transmettre l'anneau en forme de cercueil, qui rappelait sa charge redoutable de gardien du secret le plus précieux de l'Église catholique : celui du véritable tombeau où reposent toujours les ossements du crucifié de Jérusalem.
Ce recteur, il le choisit parmi les Onze et il le voulut jeune, pour qu'il ait la force de combattre les ennemis de l'homme devenu Christ et Dieu. Car ils relèveraient sans tarder la tête – comme ils le faisaient depuis toujours, depuis qu'il avait fallu anéantir la personne et surtout la mémoire de l'imposteur, le prétendu treizième apôtre.
En passant à son annulaire droit le jaspe précieux, il sourit aux yeux très noirs, paisibles comme un lac de montagne. Antonio songeait seulement que, devenu recteur, il était définitivement hors d'atteinte de l'Opus Dei et de ses tentacules. Une deuxième fois, le fils de l'Oberstleutnant Herbert von Catzinger, le pupille des Jeunesses hitlériennes, lui offrait sa protection : mais il exigeait encore ses dividendes. Dans le coffre de la Société, Antonio trouva un dossier marqué confidenziale, au nom du cardinal. S'il l'avait ouvert, il aurait vu des documents concernant son puissant protecteur, portant l'en-tête à la croix gammée. Tous n'étaient pas antérieurs au mois de mai 1945.
Mais il ne l'ouvrit pas, et le remit en mains propres à Son Éminence, qui l'introduisit devant lui dans la déchiqueteuse de son bureau de la Congrégation pour la doctrine de la foi.
Dans sa stricte soutane noire, Breczinsky regardait défiler la triste campagne polonaise. Il avait été appréhendé à son bureau de la réserve par Antonio en personne, et conduit sans préavis à la gare centrale de Rome. Depuis, il était incapable de penser. Après avoir traversé toute l'Europe, le train s'enfonçait à présent dans les plaines de son pays : il s'étonnait de ne ressentir aucune émotion. Soudain il se redressa, et ses lunettes rondes se couvrirent d'une buée de larmes. Il venait de voir passer à vive allure une petite gare de province : Sobibor, le camp de concentration autour duquel la division Anschluss s'était regroupée avant d'entamer sa retraite précipitée vers l'ouest. Poussant devant elle un dernier convoi de Polonais, qui allaient être exterminés ici même, juste avant l'arrivée de l'Armée rouge. Dans ce convoi se trouvait tout ce qui restait de sa famille.
Quelques jours plus tôt, un jeune prêtre, Karol Wojtyla, au mépris du danger, l'avait pris par la main et caché dans son logement exigu de Cracovie. Pour le mettre à l'abri de la rafle organisée par l'officier allemand qui venait de succéder à Herbert von Catzinger, tué par les partisans polonais.
Breczinsky descendrait à la gare suivante : c'est là, dans un petit carmel éloigné de tout, qu'il était assigné à résidence par Son Éminence le cardinal Catzinger. La mère supérieure avait reçu un pli aux armes du Vatican : le prêtre qu'on lui envoyait ne devrait jamais recevoir aucune visite, ni correspondre d'aucune façon avec l'extérieur.
Il avait besoin d'attentions, de repos. Et sans doute, pour longtemps.
91.
La salle se leva d'un bloc : pour le dernier concert à Rome de Lev Barjona, l'Académie Sainte-Cécile était pleine à craquer. L'Israélien devait interpréter le troisième concerto pour piano et orchestre de Camille Saint-Saëns, où il allait faire preuve dans le premier mouvement de son panache, dans le deuxième de l'extraordinaire fluidité de ses doigts, dans le troisième de son sens de l'humour.
Comme à l'accoutumée, le pianiste pénétra sur scène sans un regard pour le public, et s'assit directement sur son tabouret. Quand le chef d'orchestre lui fit signe qu'il était prêt, son visage se figea subitement, et il plaqua les premiers accords solennels et pompeux qui annoncent le thème romantique, introduit par le tutti de l'orchestre.
Dans le deuxième mouvement, il fut éblouissant. Les traits acrobatiques défilaient sous ses doigts de façon magique, chaque note parfaitement distincte et perlée malgré le tempo infernal qu'il avait adopté d'emblée. Le contraste entre ce vif-argent périlleux et l'immobilité totale de son visage fascinait le public, qui lui réserva après le dernier accord une de ces ovations dont les Romains ne privent pas ceux qui ont su conquérir leur cœur.
On s'attendait à ce que, selon son habitude, Lev Barjona disparaisse immédiatement dans les coulisses, sans accorder à la foule les bis traditionnels. Aussi la surprise de la salle fut grande quand il avança vers elle et demanda d'un geste qu'on lui apporte un micro. Il s'en saisit et leva les yeux, ébloui par les feux de la rampe. Il semblait regarder très loin, au-delà de la salle soudain devenue silencieuse, au-delà même de la ville de Rome. Son visage n'était plus figé, mais revêtait une gravité inaccoutumée chez ce charmeur impénitent. La cicatrice qui balafrait sa crinière blonde accentuait le caractère dramatique de ce qu'il allait dire.