Ce fut très bref :
– Pour vous remercier de votre accueil chaleureux, je vous offre la deuxième Gymnopédie d'Érik Satie, un immense compositeur français. Je la dédie spécialement ce soir à un autre Français, pèlerin de l'absolu. Et à un pianiste américain tragiquement disparu, mais dont la mémoire jamais ne me quittera. Lui-même interprétait cette musique de l'intérieur, car comme Satie il avait cru en l'amour, et il avait été trahi.
Tandis que Lev, les yeux fermés, semblait s'abandonner à la perfection de la mélodie toute simple, au fond de la salle un homme le regardait en souriant. Ramassé sur lui-même, tout en muscles, il détonnait quelque peu au milieu des spectatrices fines et élégantes qui l'entouraient.
« Ces juifs, pensait Moktar Al-Qoraysh, tous des sentimentaux ! »
Avec la mort d'Alessandro Calfo, sa mission touchait à son terme. Il avait eu la satisfaction d'éliminer de ses mains l'Américain. Quant à l'autre, il avait disparu, et Moktar n'avait pas encore retrouvé sa trace. Simple question de temps. Demain, il retournait au Caire. Il rendrait compte au Conseil du Fatah et prendrait ses instructions. Le Français devait disparaître : pour se mettre en chasse sur ses traces, Moktar avait besoin de moyens, et d'aide. Lev venait, publiquement, de déclarer son admiration pour l'infidèle, il ne pouvait plus compter sur lui.
Quant à Sonia, elle était maintenant au chômage. Il la ferait venir sans tarder au Caire. Voilée de noir, sa ravissante silhouette lui ferait honneur, à lui. Car il se la réserverait. Après être passée entre les mains d'un prélat pervers du Vatican, elle devait savoir faire des choses que le Prophète aurait peut-être réprouvées, s'il en avait eu connaissance. Le Coran affirme seulement : « Les femmes sont un champ à labourer : parcourez ce champ, labourez-le comme il vous plaît1 ». Il labourerait Sonia. Totalement indifférent à la délicate musique qui sortait des doigts de Lev, il sentit le sang affluer dans sa virilité.
1 Coran 2, 223.
92.
Trois semaines s'étaient écoulées depuis l'arrivée de Nil dans les Abruzzes, et il avait le sentiment d'avoir passé sa vie entière dans cette solitude. Par bribes, il avait raconté au vieil ermite toute son histoire : son arrivée à Rome, l'attitude de Leeland jusqu'à sa dramatique confession, la rencontre avec Lev Barjona ; les traces péniblement retrouvées de l'épître apostolique, sa découverte dans le fonds secret du Vatican...
Le vieil homme souriait.
– Je sais que cela ne change rien à ta vie et à son orientation profonde. C'est la vérité que tu as toujours cherchée, tu en as trouvé l'écorce, il te reste à approfondir cette connaissance dans la prière. Jamais tu ne dois en vouloir à l'Église catholique. Elle fait ce qu'elle a toujours fait, ce pour quoi toute Église est faite : conquérir le pouvoir, puis le conserver à tout prix. Un moine du Moyen Âge l'a définie de façon réaliste : casta simul et meretrix, la chaste putain. L'Église est un mal nécessaire, mon fils : l'abus permanent de son pouvoir ne doit pas te faire oublier qu'elle renferme un trésor, la personne de Jésus. Et que, sans elle, tu ne l'aurais jamais connu.
Nil savait qu'il avait raison.
Intrigué par ce nouveau venu qui ressemblait tant à son père adoptif – jusqu'à ses cheveux blancs –, Beppo montait à l'ermitage un peu plus souvent qu'à son habitude. Il s'asseyait auprès de Nil, sur le parapet de pierres sèches de la terrasse, et leurs regards ne se croisaient qu'une fois. Puis le Français ne percevait plus que sa respiration, régulière et calme. Soudain il se levait, inclinait légèrement la tête et disparaissait dans le chemin de forêt.
Ce jour-là, Nil lui parla pour la première fois :
– Beppo, veux-tu me rendre un service ? Je dois faire parvenir cette lettre au père Calati, à Camaldoli. Peux-tu t'en charger ? Il faut la lui remettre en mains propres.
Beppo hocha la tête, et glissa la lettre dans la poche intérieure de sa veste en peau de mouton. Elle était adressée à Rembert Leeland, via Aurelia. Nil lui racontait brièvement son arrivée à l'ermitage, la vie qu'il y menait, le bonheur qui depuis si longtemps l'avait fui et semblait, ici, redevenir réalité. Il lui demandait enfin de ses nouvelles, et s'il devait revenir à Rome pour le rencontrer.
Quelques jours plus tard, le pape décacheta cette lettre et la lut à deux reprises devant Catzinger, qui la lui avait remise selon ses instructions.
Avec lassitude, le pape posa la lettre sur ses genoux. Puis il leva la tête vers le cardinal, toujours respectueusement debout devant lui.
– Ce moine français dont vous m'avez parlé, en quoi pensez-vous qu'il est dangereux pour l'Église ?
– Il met en doute la divinité du Christ, très saint-père, de façon particulièrement pernicieuse. Il faut le réduire au silence et le renvoyer à la solitude de son abbaye, qu'il n'aurait jamais dû quitter.
Le pape laissa son menton retomber sur sa soutane blanche. Il ferma les yeux. Le Christ, jamais, ne serait connu dans toute sa vérité. Le Christ était devant nous : on ne pouvait qu'aller à sa recherche. Le chercher, avait dit saint Augustin, c'était déjà le trouver. Cesser de le chercher, c'était le perdre.
Sans relever la tête il marmonna, et Catzinger dut tendre l'oreille pour comprendre ce qu'il disait :
– La solitude... Je crois qu'il la possède, Éminence, et je l'envie... oui, je l'envie. « Moine », vous le savez, vient de monos, qui veut dire seul – ou unique. Il a trouvé l'unique nécessaire dont Jésus parlait à Marthe, la sœur de Marie et de Lazare. Laissez-le à sa solitude, Éminence. Laissez-le avec Celui qu'il y a trouvé.
Puis il ajouta, d'une voix encore plus imperceptible :
– C'est pour cela que nous sommes là, n'est-ce pas ? Pour cela que l'Église existe. Afin qu'en son sein, quelques-uns trouvent ce que nous cherchons, vous et moi.
Catzinger leva un sourcil. Ce qu'il cherchait, c'est à résoudre un problème après l'autre, faire durer l'Église, la protéger de ses ennemis. Sono il carabiniere della Chiesa1, avait dit un jour son prédécesseur d'illustre mémoire, le cardinal Ottaviani.
Le pape sembla sortir de sa rêverie, et fit un signe.
– Approchez-moi de cette machine, dans le coin. S'il vous plaît.
Catzinger poussa le fauteuil roulant vers la petite déchiqueteuse placée devant une corbeille à moitié pleine de confettis. Comme le pape, de sa main tremblante, ne parvenait pas à allumer l'appareil. Catzinger appuya sur le bouton avec déférence.
– Merci... Non, laissez, ça je veux le faire moi-même.
La déchiqueteuse cracha quelques confettis, qui vinrent rejoindre dans la corbeille d'autres secrets, dont le pape gardait seulement la mémoire dans un cerveau resté étonnamment perspicace.
« Il n'y a qu'un seul secret, c'est celui de Dieu. Il a bien de la chance, ce père Nil. Bien de la chance, vraiment. »
1 Je suis le gendarme de l'Église.
93.
Au cœur de la nuit, Nil fut réveillé par un bruit inhabituel, et alluma une bougie. Allongé sur sa paillasse, les yeux fermés, le vieil ermite râlait doucement.
– Père, vous vous sentez mal ? Il faut aller chercher Beppo, il faut...
– Laisse, mon fils. Il faut seulement que je quitte le rivage pour aller en eaux profondes, et le moment est arrivé.
Il ouvrit les yeux, et enveloppa Nil d'un regard d'immense bonté.
– Tu resteras ici, c'est la place prévue pour toi de toute éternité. Comme l'a fait le disciple bien-aimé, tu pencheras ta tête vers Jésus, pour écouter. Ton cœur seul pourra l'entendre, mais il s'éveille de jour en jour. Écoute, et ne fais rien d'autre : lui te mènera sur le chemin. C'est un guide très sûr, tu peux lui accorder toute ta confiance. Des hommes t'ont trahi : lui, jamais ne te trahira.