Il fit un dernier effort :
– Beppo... occupe-toi de lui, c'est le fils que je te confie. Il est pur comme l'eau qui coule de cette montagne.
Au matin, la crête s'éclaira sur le versant opposé. Quand les flammes du soleil enveloppèrent l'ermitage, le vieil ermite murmura le nom de Jésus, et cessa de respirer.
Le jour même, Nil et Beppo l'enterrèrent sur un aplomb de la falaise, qui ressemblait peut-être – pensa Nil – à celles qui surplombent Qumrân. En silence, ils revinrent à l'ermitage.
Parvenus sur la petite terrasse, Beppo saisit le bras de Nil immobile, inclina sa tête devant lui, et doucement posa la main du moine sur la toison de ses cheveux bouclés.
Les jours suivaient les jours, et les nuits les nuits. Immobile, le temps semblait prendre une autre dimension. La mémoire de Nil n'était pas encore guérie, mais il ressentait de moins en moins l'angoisse qui l'avait oppressé pendant ces jours terribles, passés à traquer l'illusion de la vérité.
La vérité ne se trouvait pas dans l'épître du treizième apôtre, ni dans le quatrième Évangile. Elle n'était contenue dans aucun texte, aussi sacré qu'il fût. Elle était au-delà des mots imprimés sur du papier, des mots prononcés par des bouches humaines. Elle était au cœur du silence, et le silence lentement prenait possession de Nil.
Beppo avait reporté sur lui l'adoration qu'il manifestait de son vivant au vieil ermite. Quand il venait, toujours à l'improviste, ils s'asseyaient sur le rebord de la terrasse ou devant le feu de l'âtre. Doucement, Nil lui lisait l'Évangile et lui racontait Jésus, comme le treizième apôtre l'avait fait pour Iokhanân, autrefois.
Un jour, pris par une inspiration subite, il traça sur le front, les lèvres et le cœur du jeune homme une croix immatérielle. Spontanément, Beppo lui montra sa langue, qu'il effleura également du signe de mort et de vie.
Le lendemain, Beppo vint très tôt le matin. S'assit sur la paillasse, regarda Nil de ses yeux tranquilles, et murmura, dans un souffle malhabile :
– Père... père Nil ! Je... je veux apprendre à lire. Pour pouvoir étudier l'Évangile tout seul.
Beppo parlait. De l'abondance de son cœur, il parlait.
La vie de Nil en fut un peu modifiée. Désormais, Beppo venait le voir presque tous les jours. Ils prenaient place devant la fenêtre, et sur la table minuscule Nil ouvrait le livre. En quelques semaines, Beppo fut capable de le lire, trébuchant seulement sur les mots compliqués.
– Tu peux toujours prendre l'Évangile de Marc, lui disait Nil. C'est le plus simple, le plus limpide, le plus proche de ce que Jésus a dit et a fait. Un jour, plus tard, je t'apprendrai le grec. Tu verras, ce n'est pas si difficile, et en le lisant à voix bien haute tu entendras ce que les premiers disciples de Jésus disaient de lui.
Beppo le fixa gravement.
– Je ferai ce que tu me dis : tu es le père de mon âme.
Nil sourit. Le treizième apôtre, lui aussi, avait dû être le père de leur âme pour les nazôréens s'enfuyant devant la toute première Église.
– Il n'y a qu'un seul père de ton âme, Beppo. Celui qui n'a aucun nom, que nul ne peut connaître, dont nous ne savons rien si ce n'est que Jésus l'appelait abba : papa.
94.
Ce matin d'octobre, la place Saint-Pierre avait ses allures de fête : le pape devait proclamer la canonisation du fondateur de l'Opus Dei, Escriva de Balaguer. Sur la façade de la basilique, centre de la chrétienté, un immense portrait du nouveau saint était offert à la foule nombreuse. De ses yeux malicieux, il semblait la contempler avec ironie.
Debout à la droite du pape, le cardinal Catzinger était rayonnant de joie. Cette canonisation revêtait pour lui une signification particulière. D'abord, c'était sa victoire personnelle sur les membres de l'Opus Dei, qu'il avait contraints à venir manger dans sa main pendant les années de procès en béatification de leur héros. Désormais ils avaient une dette envers lui, ce qui le mettait un peu plus à l'abri de leurs manœuvres permanentes. Catzinger était heureux du bon tour qu'il venait de leur jouer, pour quelque temps au moins il avait barre sur eux.
Ensuite, il mettait Antonio à l'abri de toute pression des Espagnols de Balaguer. Il lui importait que la Société Saint-Pie V soit fermement tenue, pour éviter les déboires qu'il avait connus avec Calfo.
Enfin, et ce n'était pas le moindre des bonheurs de cette journée, le pape – de plus en plus incapable de se faire comprendre – lui avait confié le soin de prononcer l'homélie. Il en profiterait pour tracer son programme de gouvernement, devant les télévisions du monde entier.
Car il gouvernerait un jour la barque de Pierre. Non plus en sous-main, comme il le faisait depuis des années. Mais ouvertement, au grand jour.
Machinalement, il releva le pan de la chasuble pontificale, que les tremblements agitant le souverain pontife faisaient glisser d'une façon très peu télégénique. Et pour masquer ce geste, il sourit à la caméra. Ses yeux bleus, ses cheveux blancs, passaient admirablement bien à l'écran. Il redressa la taille : la caméra était braquée sur lui.
L'Église était éternelle.
Perdu dans la foule, un jeune homme regardait d'un œil moqueur le spectacle des fastes de l'Église. Sa chevelure bouclée brillait au soleil, et sa veste de paysan des Abruzzes ne détonnait pas : des délégations catholiques du monde entier, en costume folklorique, coloraient la place Saint-Pierre de taches vives.
Ses mains n'étaient pas libres : plaquées contre sa poitrine, elles serraient une sacoche de cuir rebondie.
Nil la lui avait confiée la veille. Il était inquiet : au village, où tout étranger était immédiatement repéré, on avait vu passer un homme qui avait posé des questions. Certainement pas un montagnard, pas même un Italien : trop de muscles, pas assez de bedaine, et le coup d'œil des villageois était infaillible. Les choses étant ce qu'elles sont dans un village des Abruzzes, Beppo avait capté la rumeur qui n'avait pas tardé à parvenir jusqu'à lui. Il en avait parlé à Nil, qui avait senti se réveiller ses angoisses.
Serait-il possible qu'ils le cherchent, même ici ?
Dès le lendemain, il avait confié sa sacoche à Beppo. Elle contenait le résultat d'années de recherche. Surtout, elle renfermait la copie qu'il avait effectuée de l'épître. De mémoire, certes, mais il savait qu'elle était fidèle au texte qu'il avait eu brièvement en main dans le fonds secret du Vatican.
Sa vie n'avait pas d'importance, sa vie ne lui appartenait plus. Comme le treizième apôtre, comme beaucoup d'autres, il mourrait peut-être pour avoir préféré Jésus au Christ-Dieu. Il le savait, et d'avance l'acceptait dans une grande paix.
Il n'avait qu'un seul regret, un péché contre l'Esprit qu'il ne pourrait confesser à aucun prêtre : quand même, il aurait bien voulu voir le véritable tombeau de Jésus, dans le désert. Il savait que ce désir n'était qu'une illusion pernicieuse, mais il ne parvenait pas à l'éteindre en lui. Fouiller l'immense étendue sableuse entre Israël et la mer Rouge. Retrouver le tumulus, perdu au milieu d'une nécropole essénienne abandonnée et ignorée de tous. Aller là où le treizième apôtre avait expressément voulu que personne n'aille. Y songer était déjà un péché : le silence n'avait pas accompli en lui son œuvre purificatrice. Il lutterait, pied à pied, pour éliminer de son esprit cette pensée qui l'écartait de la présence de Jésus, rencontré chaque jour dans la prière.
Entre des ossements et la réalité, il n'y avait pas à hésiter.
Mais il fallait être prudent. Beppo irait, seul, à Rome, et confierait la sacoche à un oncle en qui il avait toute confiance.