« Ah çà ! vous pourriez pas dire plus joliment, répondit l’Ancêtre. M. Frodo Bessac est un véritable gentilhobbit, je l’ai toujours dit, quoi qu’on puisse penser des autres du même nom, sauf vot’ respect. Et j’espère que mon Sam s’est bien t’nu et qu’il vous a donné satisfaction ? »
« Entière satisfaction, monsieur Gamgie, dit Frodo. En fait, si vous pouvez le croire, il est devenu l’un des personnages les plus célèbres de toutes les terres, et ses exploits sont chantés partout, d’ici à la Mer et au-delà du Grand Fleuve. » Sam rougit, mais il se tourna vers Frodo avec gratitude, car les yeux de Rosie étaient tout brillants et elle lui souriait.
« Ça fait beaucoup à craire, dit l’Ancêtre, mais je vois qu’il a eu de drôles de fréquentations. Où est-ce qu’est passé son gilet ? J’suis pas friand de toute c’te quincaillerie, qu’elle fasse de l’usage ou pas. »
La maisonnée du fermier Casebonne et tous ses invités se levèrent tôt le lendemain. On n’avait rien entendu cette nuit-là, mais il y aurait certainement d’autres ennuis avant la fin de la journée. « Semble qu’aucun bandit soit resté à Cul-de-Sac, dit Casebonne ; mais la bande de Carrefour se pointera d’une minute à l’autre. »
Après le petit déjeuner, un messager du Pays-de-Touc arriva à cheval. Il exultait. « Le Thain a soulevé tout notre pays, dit-il, et la nouvelle se répand en tous sens comme une traînée de poudre. Les bandits qui surveillaient nos terres ont fui vers le sud, ceux qui ont pu s’échapper vivants. Le Thain les a pris en chasse, pour mieux contrecarrer toute la bande qui se tient là-bas ; mais il vous renvoie M. Peregrin avec tous ces gens dont il peut se passer. »
Les autres nouvelles furent moins bonnes. Merry, resté dehors toute la nuit, revint au galop vers dix heures. « Une bande importante se trouve à environ quatre milles d’ici, dit-il. Ils suivent la route venant de Carrefour, mais bon nombre de brigands errants les ont rejoints. Ils doivent être près d’une centaine, et ils mettent le feu partout sur leur passage, maudits soient-ils ! »
« Ah ! Ces gens-là vont pas rester pour bavarder, ils vont nous tuer s’ils le peuvent, dit le fermier Casebonne. Si les Touc arrivent pas bientôt, on ferait mieux de se mettre à couvert et de tirer sans discuter. Il va forcément y avoir de la bagarre avant que tout soit réglé, monsieur Frodo. »
Mais les Touc arrivèrent bientôt. Ils entrèrent au village avant peu, forts d’une bonne centaine, marchant de Tocquebourg et des Côtes Vertes avec Pippin à leur tête. Merry disposait à présent d’une hobbiterie assez nombreuse et solide pour s’occuper des bandits. Ceux-ci, rapportèrent les éclaireurs, formaient un groupe serré. Ils savaient que la campagne s’était soulevée contre eux, une insurrection qu’ils entendaient visiblement écraser sans état d’âme, en son centre à Belleau. Mais si déterminés qu’ils étaient, ils ne semblaient compter aucun chef dans leurs rangs qui comprît l’art de la guerre. Ils avançaient sans la moindre précaution. Merry eut tôt fait d’établir ses plans.
Les bandits arrivèrent, martelant la Route de l’Est ; et sans s’arrêter, ils s’engagèrent sur la Route de Belleau qui montait sur une certaine distance entre de hauts talus, eux-mêmes surmontés de haies basses. Derrière un tournant, à environ un furlong de la grand-route, ils tombèrent sur une forte barricade, faite de vieilles voitures de ferme renversées. Celle-ci les arrêta. Au même moment, ils s’avisèrent que les haies des deux côtés, juste au-dessus de leur tête, étaient entièrement bordées de hobbits. Derrière eux, d’autres hobbits sortirent encore quelques charrettes dissimulées dans un champ, leur coupant ainsi la retraite. Une voix les interpella d’en haut.
« Il semble que vous ayez donné dans un piège, dit Merry. Vos camarades de Hobbiteville ont fait de même : l’un d’eux est mort et les autres sont prisonniers. Déposez vos armes ! Puis reculez de vingt pas et asseyez-vous. Quiconque essaiera de fuir recevra une flèche. »
Mais les bandits n’étaient pas hommes à s’en laisser imposer si facilement. Quelques-uns s’exécutèrent, mais furent aussitôt mis à mal par leurs compagnons. Au moins une vingtaine firent volte-face et se ruèrent contre les charrettes. Six furent abattus, mais les autres percèrent la barricade, tuant deux hobbits, puis se débandèrent à travers la campagne en direction de la Pointe-aux-Bois. Deux autres tombèrent en pleine course. Merry fit retentir son cor, et il y eut au loin des sonneries de réponse.
« Ils n’iront pas loin, dit Pippin. Tout ce pays fourmille de nos chasseurs, à présent. »
Plus près, les Hommes pris au piège dans le chemin, encore environ quatre-vingts, tentèrent d’escalader la barricade et les talus, et les hobbits n’eurent d’autre choix que de tirer sur eux ou de les attaquer à coups de hache. Mais les plus forts et les plus désespérés furent nombreux à s’échapper du côté ouest, et ils assaillirent brutalement leurs adversaires, car ils ne cherchaient plus tant à fuir qu’à tuer. Plusieurs hobbits tombèrent, et le reste vacillait quand Merry et Pippin, qui se trouvaient du côté est, traversèrent pour donner l’assaut aux bandits. Merry tua lui-même leur chef, une grosse brute aux yeux louches semblable à un grand orque. Puis il rappela toutes ses forces, enfermant ce qui restait des Hommes dans un vaste anneau d’archers.
Peu après, tout était fini. Du côté des bandits, près de soixante-dix gisaient morts sur le champ de bataille, et une douzaine étaient prisonniers. Dix-neuf hobbits avaient été tués, et une trentaine, blessés. Les corps des Hommes furent empilés sur des chariots, emportés et enterrés dans une vieille sablonnière toute proche : la Fosse de la Bataille, comme on l’appela par la suite. Les hobbits tombés furent allongés ensemble dans une tombe à flanc de colline, où l’on érigea plus tard une grande pierre entourée d’un jardin. Ainsi finit la Bataille de Belleau de 1419, la dernière bataille à s’être déroulée dans le Comté, et la seule depuis celle des Champs-Verts en 1147, aux confins du Quartier Nord. Pour cette raison, bien qu’heureusement elle n’eût fait que très peu de victimes, un chapitre entier lui est consacré dans le Livre Rouge ; et les noms de tous les participants furent consignés dans un Rôle et appris par cœur par les historiens du Comté. La fulgurante ascension des Casebonne, en fortune et en notoriété, date de cette époque ; mais tous les récits font figurer en tête du Rôle les noms des capitaines Meriadoc et Peregrin.
Frodo avait assisté à la bataille, mais il n’avait pas tiré l’épée et s’était surtout employé à contenir les hobbits qui auraient, dans la colère soulevée par leurs pertes, tué ceux de leurs adversaires ayant déposé les armes. Au terme des hostilités, et une fois ordonnés les travaux subséquents, Merry, Pippin et Sam le rejoignirent, et ils rentrèrent à cheval avec les Casebonne. Ils prirent leur repas de midi avec quelque retard, puis Frodo dit avec un soupir : « Eh bien, je suppose qu’il est temps de nous occuper du “Chef”. »
« Assurément oui ; le plus tôt sera le mieux, dit Merry. Et ne sois pas trop indulgent. C’est lui qui a fait venir tous ces bandits, et c’est lui le responsable de tout le mal qu’ils ont causé. »
Le fermier Casebonne assembla une escorte de quelque deux douzaines de vigoureux hobbits. « Car onn’est pas vraiment sûr qu’il n’y a plus de bandits à Cul-de-Sac, dit-il. On n’en sait rien. » Puis ils partirent à pied. Frodo, Sam, Merry et Pippin ouvrirent la marche.
Ce fut l’une des heures les plus tristes de toute leur vie. La grande cheminée s’éleva devant eux ; et comme ils approchaient du vieux village de l’autre côté de l’Eau, entre des rangées d’affreuses nouvelles maisons de part et d’autre de la route, ils virent le nouveau moulin dans toute sa laideur sordide et repoussante : un grand bâtiment de brique à cheval sur le cours d’eau, qu’il salissait d’un écoulement fumant et nauséabond. Tout le long de la Route de Belleau, les arbres avaient été abattus.