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Traversant le pont et levant les yeux vers la Colline, ils eurent le souffle coupé. Même la vision de Sam dans le Miroir ne l’avait pas préparé au spectacle qui s’offrit à eux. Le Vieux Manoir du côté ouest avait été démoli, et remplacé par des rangées de baraques goudronnées. Tous les châtaigniers avaient disparu. Les talus et les haies étaient défoncés. De grands chariots gisaient en pagaille dans un champ piétiné jusqu’à faire disparaître le moindre brin d’herbe. La rue du Jette-Sac n’était qu’un trou béant, une carrière de sable et de gravier. En haut, Cul-de-Sac était cachée par un amoncellement de grosses cabanes.

« Ils l’ont coupé ! s’écria Sam. Ils ont coupé l’Arbre de la Fête ! » Il montra l’endroit où se trouvait auparavant l’arbre sous lequel Bilbo avait fait son Discours d’Adieu. Il gisait mort et en rondins au beau milieu du champ. Comme si c’était le comble de l’infamie, Sam fondit en larmes.

Un rire mit fin à ses pleurs. Un hobbit inamical était paresseusement accoudé sur le mur bas qui enfermait la cour du moulin. Il avait le visage crasseux et les mains noires. « Quoi, t’aimes pas, Sam ? ricana-t-il. Mais t’as toujours été un tendre. Je pensais que t’étais parti sur un de ces navires qui voguent-voguent et dont tu nous rebattais sans cesse les oreilles. Pourquoi que t’es revenu ? On a du travail, nous maintenant, dans le Comté. »

« Je vois bien ça, dit Sam. Pas le temps de vous laver, mais encore le temps de vous prélasser. Mais écoute un peu, mon petit Sablonnier. J’ai un compte à régler dans ce village, et si tu continues à m’embêter avec ta gouaille, tu vas ramasser une note trop salée pour toi. »

Ted Sablonnier cracha par-dessus le mur. « Va donc ! s’écria-t-il. Tu peux pas me toucher. Je suis un ami du Patron. Mais lui va te toucher pour de vrai si tu rabats pas ton caquet. »

« Ne gaspille pas ta salive pour cet imbécile, Sam ! dit Frodo. J’espère que les hobbits ne sont pas nombreux à être devenus comme lui. Ce serait plus dommageable que tout ce que les Hommes ont pu causer. »

« Tu es grossier et insolent, Sablonnier, dit Merry. Et tu ne sais pas de quoi tu parles. Nous montons justement à la Colline pour destituer ton cher Patron. Nous nous sommes occupés de ses Hommes. »

Ted resta bouche bée, car il n’avait pas encore remarqué l’escorte qui, sur un geste de Merry, franchit alors le pont. Il regagna le moulin à toutes jambes et en ressortit avec un cor, dont il sonna bruyamment.

« Ne t’essouffle pas pour rien ! lui lança Merry en riant. J’ai mieux. » Levant alors son cor d’argent, il le fit retentir, et son clair appel résonna par-delà la Colline ; et dans les trous, les baraques et les tristes maisons de Hobbiteville, les hobbits répondirent et affluèrent en nombre, et avec force cris et acclamations, ils suivirent la compagnie sur la route montant à Cul-de-Sac.

Au bout du chemin, le groupe s’arrêta, mais Frodo et ses amis continuèrent ; et ils parvinrent enfin à la demeure naguère si appréciée. Le jardin était rempli de cabanes et de baraques, dont certaines se trouvaient si près des vieilles fenêtres sur l’ouest qu’elles leur bloquaient toute lumière. Il y avait des tas d’ordures un peu partout. La porte était tailladée ; la chaîne pendait lâchement à côté de la porte, et la sonnette ne tintait plus. Ils frappèrent mais n’eurent aucune réponse. Enfin, ils poussèrent et la porte céda. Ils entrèrent. L’endroit empestait, rempli d’ordures et d’un incroyable fouillis : il paraissait inhabité depuis un bon moment.

« Mais où se cache ce misérable Lotho ? » dit Merry. Ils avaient fouillé chaque pièce et n’avaient pas trouvé âme qui vive, hormis des rats et des souris. « Faut-il demander aux autres de fouiller les baraques ? »

« C’est pire que le Mordor ! dit Sam. Bien pire, d’une certaine façon. Ça vous touche intimement, parce que c’est chez vous, et vous vous rappelez comment c’était avant que tout soit gâté. »

« Oui, c’est le Mordor, dit Frodo. Encore une de ses œuvres. Saruman aussi faisait son œuvre, même quand il croyait travailler pour lui-même. Et c’est aussi vrai pour ceux que Saruman a dupés, comme Lotho. »

Merry regarda autour de lui avec tristesse et dégoût. « Sortons d’ici ! dit-il. Si j’avais su tout le mal que Saruman avait causé, je lui aurais enfoncé ma blague dans la gorge. »

« Sans doute, sans doute ! Mais vous ne l’avez pas fait, et je puis donc vous souhaiter la bienvenue chez vous. » Debout à la porte se tenait Saruman en personne, l’air bien nourri et content de lui ; ses yeux étincelaient de plaisir et de méchanceté.

Un éclair se fit jour dans l’esprit de Frodo. « Charquin ! » s’écria-t-il.

Saruman rit. « Alors le nom vous est connu, hein ? Tous mes sujets m’appelaient ainsi à Isengard, je pense. Une marque d’affection, sans doute1. Mais de toute évidence, vous ne vous attendiez pas à me voir ici. »

« Non, dit Frodo. Mais j’aurais dû m’en douter. Quelques mauvais tours en passant, par pure mesquinerie : Gandalf m’avait prévenu que vous en étiez encore capable. »

« Parfaitement capable, dit Saruman, et plus qu’en passant. Vous m’avez fait rire, vous autres petits seigneurs hobbits, chevauchant avec tous ces grands personnages, si assurés et si contents de vous-mêmes. Vous croyiez vous en être remarquablement bien tirés, et pouvoir simplement rentrer chez vous à votre aise, profitant d’un tranquille et agréable petit séjour à la campagne. La maison de Saruman pouvait être jetée sens dessus dessous, et on pouvait l’évincer, mais personne ne toucherait à la vôtre. Oh non ! Gandalf veillerait sur vos intérêts. »

Saruman rit de nouveau. « Lui ? Non ! Quand ses instruments ont rempli leur usage, il les lâche. Mais il fallait que vous traîniez après lui, flânant et jacassant, prenant une route deux fois plus longue qu’il n’était nécessaire. “Eh bien, me suis-je dit, s’ils sont si bêtes, je vais les devancer et leur donner une bonne leçon. À malin, malin et demi.” La leçon eût été plus dure si seulement vous m’aviez laissé un peu plus de temps et d’Hommes. Reste que j’ai déjà fait beaucoup, et vous aurez du mal à le réparer ou à le défaire de votre vivant. Et il sera agréable d’y penser au regard des préjudices qui m’ont été causés. »

« Eh bien, si vous tirez agrément de ce genre de choses, dit Frodo, vous me faites pitié. Seul le souvenir vous en restera, j’en ai peur. Partez immédiatement et ne revenez plus jamais ! »

Les hobbits des alentours avaient vu sortir Saruman de l’une des cabanes, et ils se massèrent aussi contre la porte de Cul-de-Sac. Entendant l’injonction de Frodo, ils grondèrent avec colère : « Ne le laissez pas partir ! Tuez-le ! C’est un bandit et un assassin. Tuez-le ! »

Saruman promena son regard sur les visages hostiles et sourit. « Tuez-le ! dit-il, moqueur. Tuez-le, si vous croyez être assez nombreux, mes courageux hobbits ! » Il se dressa de toute sa hauteur et les dévisagea sinistrement de ses yeux noirs. « Mais n’allez pas croire qu’en perdant tous mes biens j’aie aussi perdu tout mon pouvoir ! Quiconque me frappera sera maudit. Et si mon sang souille le Comté, votre pays se fanera et jamais plus il ne guérira. »

Les hobbits reculèrent. Mais Frodo dit : « Ne croyez pas ce qu’il dit ! Il a perdu tout pouvoir, sauf sa voix qui peut encore vous intimider et vous duper, si vous la laissez agir. Mais je ne veux pas qu’il soit tué. Il est inutile de punir la vengeance par la vengeance : cela ne guérit rien. Partez, Saruman, par le chemin le plus court ! »