Entre-temps, le travail de restauration avança rondement, et Sam resta fort occupé. Les Hobbits peuvent s’affairer comme des abeilles quand l’humeur les en prend et que le besoin se fait sentir. Des milliers de mains volontaires se mirent alors à l’œuvre parmi toutes les tranches d’âge, de celles, petites mais agiles, des garçons et des filles hobbits, à celles, usées et noueuses, des grands-pères et grand-mères. Dès avant Yule, plus une seule brique des nouvelles Maisons des Connétables ou de toute autre construction des « Hommes à Charquin » n’était encore debout ; mais les briques servirent à rénover de nombreux trous anciens, qui devinrent plus douillets et plus secs. On découvrit de grandes réserves de marchandises, de denrées et de bière, cachées par les bandits dans des baraques, des granges et des trous abandonnés, en particulier dans les tunnels de Grande-Creusée et dans les vieilles carrières de Scarrie ; si bien que la fête de Yule cette année-là fut beaucoup plus gaie qu’on ne l’espérait.
L’une des premières choses entreprises à Hobbiteville, avant même la destruction du nouveau moulin, fut le nettoyage de la Colline et de Cul-de-Sac, et la réfection de la rue du Jette-Sac. Le devant de la nouvelle sablonnière fut entièrement aplani et transformé en un grand jardin abrité, et de nouveaux trous furent creusés sur la face sud, dans la Colline même, et revêtus de briques. L’Ancêtre retrouva son logis au Numéro Trois ; et il répétait souvent sans se soucier à qui :
« Aucun vent n’est si mauvais qu’il n’amène rien de bon à personne, comme je dis toujours. Et Tout est bien qui finit Mieux ! »
Il y eut quelque discussion sur le nom à donner à la nouvelle rue. Jardins de la Bataille fut envisagé, ou Meilleurs Smials. Mais au bout d’un moment, suivant leur bon sens habituel, les hobbits l’appelèrent simplement Nouvelle Rue. Il était de bon ton, chez les plaisantins de Belleau, de lui donner le nom de Cul-de-Charquin.
Les arbres représentaient la plus grande perte et les plus gros dégâts, car, sur l’ordre de Charquin, ils avaient été coupés sans discernement un peu partout à travers le Comté ; et c’est ce qui affligea Sam plus que toute autre chose. D’abord, cette blessure serait longue à guérir, et seuls ses arrière-petits-enfants, se disait-il, verraient le Comté comme il devait être.
Puis, un jour, après des semaines de labeur où il n’avait pas eu une seconde pour se remémorer ses aventures, il se rappela soudain le cadeau de Galadriel. Il sortit le petit écrin et le montra aux autres Voyageurs (car tout le monde les appelait ainsi, à présent), et il leur demanda conseil.
« Je me demandais quand tu finirais par y penser, dit Frodo. Ouvre-le ! »
Il était rempli d’une poudre grise, douce et fine, au milieu de laquelle se trouvait une graine, comme une petite noix à écale d’argent. « Qu’est-ce que je peux en faire ? » dit Sam.
« Lance-la dans l’air par un jour de vent et laisse-la faire son œuvre ! » dit Pippin.
« Sur quoi ? » demanda Sam.
« Choisis un endroit comme pépinière, et tu verras ce qui arrive aux plantes qui y poussent », dit Merry.
« Mais je suis sûr que la Dame m’en voudrait de tout garder pour mon propre jardin, vu qu’il y a tellement de gens qui ont souffert », dit Sam.
« Sers-toi de ta tête et de toutes les connaissances que tu as déjà, Sam, dit Frodo, puis utilise ce qu’elle t’a donné pour t’aider dans ton travail et l’améliorer. Uses-en avec parcimonie. Il n’y a pas grand-chose dans cette boîte, et je suppose que chaque grain est précieux. »
Sam planta donc de jeunes arbres partout où il y avait eu des spécimens particulièrement beaux ou appréciés, et il déposa un grain de la précieuse poudre dans la terre au pied de chacun d’eux. Il sillonna tout le Comté dans l’accomplissement de cette tâche ; mais s’il prêta une attention particulière à Hobbiteville et à Belleau, personne ne le lui reprocha. Et quand il eut terminé, il s’aperçut qu’il lui restait encore un peu de poudre ; aussi se rendit-il à la Pierre des Trois Quartiers, qui ne pouvait pas être plus centrale, et il jeta dans l’air tout ce qui lui restait, avec sa bénédiction. Il planta la petite noix argentée dans le Champ de la Fête où l’arbre poussait autrefois ; et il se demanda ce qui en sortirait. Pendant tout l’hiver, il s’efforça de son mieux à la patience, et il dut se retenir pour ne pas aller constamment vérifier s’il se passait quelque chose.
Le printemps surpassa ses espoirs les plus fous. Ses arbres se mirent à pousser et à grandir, comme si le temps était pressé et voulait condenser en un an le travail de vingt autres. Dans le Champ de la Fête jaillit un bel et jeune arbre : il avait une écorce argentée et de longues feuilles ; et en avril, il était couvert de fleurs d’or. C’était en fait un mallorn, et il fit l’émerveillement du voisinage. Au cours des années suivantes, il crût en grâce et en beauté ; sa renommée s’étendit de par les terres, et les gens faisaient de longs voyages pour venir l’admirer : l’unique mallorn à l’ouest des Montagnes et à l’est de la Mer, et l’un des plus beaux du monde.
L’an 1420, dans le Comté, fut remarquable à tous points de vue. Non seulement il y eut un soleil magnifique et de délicieuses pluies, en temps voulu et en parfait équilibre, mais l’on eût dit qu’il y avait autre chose : un air de richesse et de croissance, et l’éclat d’une beauté plus grande que celle des étés de contrées mortelles qui viennent et passent en cette Terre du Milieu. Tous les enfants nés cette année-là, et ils furent nombreux, étaient beaux et en santé, et la plupart avaient une opulente chevelure dorée, rare autrefois chez les hobbits. Il y eut une telle abondance de fruits que les jeunes hobbits étaient bien près de nager dans les fraises et la crème ; et plus tard, ils s’asseyaient dans la pelouse sous les pruniers et mangeaient, jusqu’à ce que les noyaux fussent comme de petites pyramides, ou des tas de crânes amassés par un conquérant, puis ils reprenaient leur chemin. Et nul n’était malade, et tous étaient heureux, sauf ceux qui avaient pour devoir de tondre le gazon.
Dans le Quartier Sud, les vignes étaient chargées de fruits, et la récolte de « feuille » fut ahurissante ; et il poussa partout tant de blé qu’à la Moisson, toutes les granges étaient bourrées. L’orge du Quartier Nord fut d’un si bon cru que l’on se souvint longtemps de la bière du malt de 1420, qui devint synonyme d’excellence. De fait, une génération après, on pouvait encore entendre à l’auberge, après une bonne pinte de bière bien méritée, un vieux grand-père poser sa chope avec un soupir de satisfaction : « Ah ! c’était de la vraie quatorze cent vingt, ça ! »
Sam demeura tout d’abord chez les Casebonne avec Frodo ; mais quand la Nouvelle Rue fut terminée, il s’y installa avec l’Ancêtre. En plus de toutes ses autres occupations, il s’employa à superviser le nettoyage et la restauration de Cul-de-Sac ; mais il partait souvent dans le Comté pour ses travaux de sylviculture. Il n’était donc pas chez lui début mars et ne sut pas que Frodo avait été malade. Le treize de ce mois, le fermier Casebonne trouva Frodo étendu sur son lit : il serrait dans le creux de sa main une gemme blanche suspendue à une chaîne autour de son cou, et semblait rêver à demi.
« Il est parti à jamais, disait-il, et maintenant, tout est sombre et vide. »
Mais l’accès lui passa, et, quand Sam rentra le vingt-cinq, Frodo s’était entièrement remis et ne lui dit rien de son état. Entre-temps, Cul-de-Sac avait été remis en ordre, et Merry et Pippin arrivèrent de Creux-le-Cricq avec tous ses effets et ses anciens meubles, si bien que le vieux trou retrouva très vite son aspect d’antan.