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« Non ! s’écria Pippin en riant. Ne crois pas non plus ce que les étrangers disent d’eux-mêmes ! Je n’ai rien d’un bagarreur. Mais si tu cherches à te mesurer à moi, la moindre des politesses serait de te présenter avant. »

Le garçon se dressa avec fierté. « Je suis Bergil fils de Beregond de la Garde », dit-il.

« J’en étais sûr, reprit Pippin, car tu ressembles à ton père. Je le connais, et il m’a envoyé te trouver. »

« Alors pourquoi ne pas l’avoir dit tout de suite ? » s’exclama Bergil. Et soudain, un air de consternation envahit son visage. « Ne me dis pas qu’il a changé d’avis et qu’il veut m’envoyer avec les filles ! Mais non – les derniers chars sont partis. »

« Sa requête est moins pénible que cela, sinon bonne, expliqua Pippin. Il dit qu’au lieu de me retourner sur la tête, tu pourrais décider de me faire visiter un peu la Cité, question d’égayer ma solitude. En échange, je peux te raconter des histoires des pays lointains. »

Bergil tapa des mains et eut un rire de soulagement. « C’est bon, s’écria-t-il. Viens, alors ! Nous étions sur le point d’aller flâner devant la Porte. Allons-y tout de suite. »

« Que se passe-t-il là-bas ? »

« Les Capitaines des Provinces sont attendus sur la Route du Sud avant le coucher du soleil. Suis-nous et tu verras. »

Bergil s’avéra un bon camarade, la compagnie la plus agréable que Pippin ait eue depuis qu’il s’était séparé de Merry ; et bientôt, ils riaient et discutaient gaiement tout en flânant dans les rues, insoucieux des nombreux regards qui leur étaient lancés. Avant peu, ils se retrouvèrent au milieu d’une foule qui avançait vers la Grande Porte. Là, Pippin monta beaucoup dans l’estime de Bergil, car dès qu’il eut donné son nom et son mot de passe, le garde le salua et le laissa passer ; et qui plus est, il lui permit d’emmener son compagnon avec lui.

« Excellent ! dit Bergil. Nous, les garçons, on n’a plus le droit de passer la Porte sans la présence d’un aîné. Maintenant, on verra mieux. »

Dehors, une foule s’était rassemblée sur le bas-côté de la route, et en bordure du grand espace pavé où tous les chemins menant à Minas Tirith se rejoignaient. Tous les regards étaient tournés vers le sud, et un murmure s’éleva bientôt : « Il y a de la poussière là-bas ! Ils arrivent ! »

Pippin et Bergil se faufilèrent jusqu’aux premiers rangs, et ils attendirent. Des cors retentirent à quelque distance, et la rumeur des acclamations s’enfla et déferla sur eux tel un coup de vent. Il y eut alors une grande sonnerie de trompettes, et tout autour d’eux, les gens criaient.

« Forlong ! Forlong ! » scandaient les hommes. « Que disent-ils ? » demanda Pippin.

« Forlong arrive, répondit Bergil, le vieux Forlong le Gros, Seigneur du Lossarnach. C’est là qu’habite mon grand-père. Hourra ! Le voici. Ce bon vieux Forlong ! »

À la tête du cortège s’avançait un grand cheval aux jambes épaisses sur lequel se tenait une figure pansue et large d’épaules, un homme âgé à la barbe grisonnante, pourtant couvert de mailles et casqué de noir, et qui portait une longue et lourde lance. Derrière lui venait une file d’hommes poussiéreux à la démarche fière, bien équipés et portant de grandes haches d’armes : ils étaient sévères de traits, plus courts et légèrement plus basanés que tous ceux que Pippin avaient vus jusque-là au Gondor.

« Forlong ! criait-on. Cœur loyal, fidèle ami ! Forlong ! » Mais quand les hommes du Lossarnach furent passés, on murmura : « Si peu ! Deux cents, qu’ils sont ? On espérait dix fois plus. C’est sans doute les récentes nouvelles de la flotte noire. Ils n’envoient que le dixième de leurs forces. N’empêche, chaque petit peu compte. »

Ainsi, les compagnies se succédèrent, saluées, acclamées, puis admises par la Grande Porte : des hommes des Provinces venus défendre la Cité du Gondor à l’heure funeste ; mais toujours en nombre insuffisant, toujours moindres que ce que l’espoir appelait ou que la nécessité demandait. Les hommes du Val du Ringló suivant le fils de leur seigneur, Dervorin allant à pied : trois cents. Des hauteurs du Morthond, où s’étend le Val de Sourcenoire, le grand Duinhir et ses fils, Duilin et Derufin, et cinq cents archers. De l’Anfalas, la lointaine Longuestrande, une longue file disparate d’hommes bigarrés, chasseurs, vachers et habitants de petits villages, mal équipés, sauf pour la maison de Golasgil, leur seigneur. Du Lamedon, une poignée de rudes montagnards sans capitaine. Des pêcheurs de l’Ethir, une centaine ou plus, prélevés sur les navires. Hirluin le Beau des Collines Vertes, venu de Pinnath Gelin, avec trois cents vaillants hommes vêtus de vert. Et le dernier et le plus fier, Imrahil, Prince de Dol Amroth, parent du Seigneur, avec ses bannières dorées portant l’emblème du Navire et du Cygne d’Argent, et une compagnie de chevaliers en harnais, sur des montures grises ; et derrière eux, sept cents hommes d’armes à la stature de seigneur, aux yeux gris et aux cheveux sombres, qui chantaient en avançant.

Et ce fut tout : moins de trois mille au total. Il n’en viendrait plus d’autres. Leurs cris et le son de leurs pas entrèrent dans la Cité, puis s’évanouirent. Les spectateurs se tinrent quelque temps silencieux. La poussière restait suspendue, car le vent était tombé et le soir était lourd. L’heure de la fermeture approchait déjà, et le soleil rouge avait sombré derrière le Mindolluin. L’ombre descendait sur la Cité.

Pippin leva le regard, et il lui sembla que le ciel s’était fait d’un gris de cendre, comme si un vaste nuage de fumée et de poussière planait au-dessus d’eux, traversé par la lumière mate. Mais dans l’Ouest, le soleil moribond avait enflammé les vapeurs, et le Mindolluin se détachait alors en noir sur un âtre dormant, picoté de braises. « Ainsi une belle journée finit dans la colère ! » dit-il, oublieux de l’enfant qui se trouvait à côté de lui.

« Oui, si je ne suis pas rentré avant la sonnerie du couchant, dit Bergil. Allons ! C’est la trompette qui annonce la fermeture de la Porte. »

Ils regagnèrent la Cité main dans la main, derniers à passer les portes avant qu’elles ne soient refermées ; et comme ils entraient dans la rue des Lanterniers, toutes les cloches retentirent, solennelles, dans les tours. Des lumières surgirent à de nombreuses fenêtres ; et des logements et casernes où les hommes d’armes étaient cantonnés le long des murs, montait le son de chansons.

« Au revoir pour cette fois, dit Bergil. Transmets mes salutations à mon père, et remercie-le pour la compagnie qu’il m’a envoyée. Reviens bientôt, je t’en prie. Je voudrais presque qu’il n’y ait pas de guerre ; on aurait passé de bons moments. On aurait pu aller au Lossarnach, rendre visite à mon aïeul : il fait bon là-bas au printemps, les bois et les champs sont remplis de fleurs. Mais on aura peut-être encore l’occasion d’y aller ensemble. Ils ne battront jamais notre Seigneur, et mon père est très brave. Bon vent et reviens ! »

Ils se séparèrent, et Pippin se dépêcha de regagner la citadelle. Le chemin lui parut long ; il se mit à avoir chaud, et faim, et la nuit sombre tombait rapidement. Pas une seule étoile ne perçait le ciel. Il était en retard pour le repas principal au mess, où Beregond l’accueillit avec joie : il le fit asseoir à côté de lui et demanda des nouvelles de son fils. Le repas terminé, Pippin resta un moment mais prit bientôt congé, car une étrange noirceur pesait sur lui ; et il était, à présent, très désireux de revoir Gandalf.

« Pourrez-vous retrouver votre chemin ? lui demanda Beregond à la porte de la petite salle, du côté nord de la citadelle, où ils s’étaient assis. Il fait nuit noire, d’autant plus qu’on a donné ordre de voiler les lumières dans la Cité, et de n’en pas laisser filtrer hors des murs. Et j’ai eu vent d’un autre ordre qui vous touche : vous serez appelé tôt demain matin devant le seigneur Denethor. J’ai peur que vous ne soyez pas affecté à la Troisième Compagnie. Il est tout de même permis d’espérer que nous nous revoyions. Adieu, et dormez en paix ! »