« Ainsi, il finit par devenir le plus hardi des Hommes de son temps, versé dans leurs arts et leur savoir, tout en étant plus grand ; car il avait la sagesse des Elfes, et il y avait dans son regard une lueur que peu de gens arrivaient à soutenir lorsqu’il s’allumait. Son visage était d’une tristesse et d’une sévérité qui tenaient au destin qui pesait sur lui, mais toujours l’espoir résidait au fond de son cœur, d’où sourdait parfois une joie comme une source jaillit du rocher.
« Il advint que, lorsque Aragorn eut quarante-neuf ans, il revint de périls aux sombres confins du Mordor, où Sauron s’était de nouveau établi pour y accomplir ses mauvais desseins. Fatigué de ses labeurs, il comptait retourner à Fendeval pour s’y reposer un moment, avant d’entreprendre son voyage dans les contrées lointaines ; et, en chemin, il se rendit aux frontières de la Lórien et fut admis dans le pays caché par la dame Galadriel.
« Il ne le savait pas, mais Arwen Undómiel s’y trouvait également, séjournant de nouveau un temps auprès des parents de sa mère. Elle n’avait guère changé, car les années mortelles avaient passé sans la frôler ; mais son visage était plus grave, et son rire ne tintait plus que rarement. Aragorn, pour sa part, avait atteint sa pleine stature, tant de corps que d’esprit, et Galadriel lui fit retirer ses habits usés, et elle le vêtit d’argent et de blanc, et elle posa une cape de gris-elfique sur ses épaules, et une brillante gemme sur son front. Plus grand qu’aucun roi des Hommes parut-il alors, semblable à un seigneur elfe des Îles de l’Ouest. Ce fut ainsi qu’Arwen le revit pour la première fois depuis leur longue séparation ; et en le voyant marcher vers elle sous les arbres de Caras Galadhon chargés de fleurs d’or, elle sut que son choix était fait et son destin scellé.
« Alors, durant une saison, ils se promenèrent ensemble dans les clairières de la Lothlórien, jusqu’à ce qu’il fût temps pour lui de partir. Et à la veille de la Mi-Été, le soir venu, Aragorn fils d’Arathorn et Arwen fille d’Elrond se rendirent à la belle colline, Cerin Amroth, au mitan du pays, et ils marchèrent pieds nus dans l’herbe immortelle semée d’elanor et de niphredil. Et là, sur cette colline, ils se tournèrent à l’est, vers l’Ombre, et à l’ouest, vers le Crépuscule, et ils échangèrent leur promesse et furent heureux.
« Et Arwen dit : “Noire est l’Ombre, pourtant mon cœur se réjouit, car vous, Estel, ferez partie des grands qui, par leur valeur, amèneront sa destruction.”
« Mais Aragorn répondit : “Hélas ! Je ne puis l’entrevoir, et les circonstances d’une telle victoire me sont encore cachées. Mais avec votre espoir, j’espérerai. Et l’Ombre, je la rejette entièrement. Mais le Crépuscule, chère dame, n’est pas pour moi non plus ; car je suis mortel, et si vous vous attachez à moi, Étoile du Soir, vous devrez y renoncer aussi.”
« Et elle se tint alors immobile, tel un arbre blanc face à l’Ouest, et elle dit enfin : « Je m’attacherai à vous, Dúnadan, et me détournerai du Crépuscule. Pourtant c’est là que se trouve le pays des miens, et le long séjour de tous mes parents.” Elle aimait tendrement son père.
« Elrond, lorsqu’il apprit le choix de sa fille, demeura silencieux, mais il eut le cœur en peine ; et il vit que ce destin, longtemps redouté, n’en était pas moins pénible à supporter. Mais quand Aragorn fut de retour à Fendeval, il l’appela à lui, et il dit :
« “Mon fils, des années s’en viennent où l’espoir s’évanouira, et au-delà desquelles je ne puis voir clairement. Et voici qu’une ombre s’étend entre nous. Peut-être en a-t-il été décidé ainsi : que soit rétablie, à travers ma perte, la royauté des Hommes. Aussi te dis-je, malgré l’amour que j’ai pour toi : Arwen Undómiel ne verra pas la grâce de sa vie diminuée dans un dessein moindre. Si elle doit épouser un Homme, il ne sera rien moins que le Roi du Gondor et de l’Arnor. Notre victoire ne sera alors, pour moi, que chagrin et séparation – mais pour toi, l’espoir d’une joie éphémère. Hélas, mon fils ! Je crains que, pour Arwen, le Destin des Hommes ne semble impitoyable à la toute fin.”
« Les choses en restèrent là entre Elrond et Aragorn, et ils ne reparlèrent plus de cela par la suite ; mais Aragorn reprit son périlleux labeur. Et tandis que le monde s’obscurcissait et que la peur s’emparait de la Terre du Milieu, à mesure que grandissait le pouvoir de Sauron, et que la Barad-dûr s’élevait toujours plus haute et plus forte, Arwen demeura à Fendeval, et, cependant qu’Aragorn était absent, elle le guettait de loin et veillait sur lui en pensée ; et sans laisser d’espérer, elle lui cousit un grandiose et royal étendard, tel que n’en pourrait montrer celui-là seul qui pût revendiquer la suzeraineté des Númenóréens et l’héritage d’Elendil.
« Quelques années après, Gilraen prit congé d’Elrond et retourna auprès des siens en Eriador, où elle vécut dans la solitude ; et elle revit rarement son fils, car il passa de nombreuses années dans des pays lointains. Mais il arriva un jour qu’Aragorn, de retour dans le Nord, vint la trouver, et elle lui dit avant qu’il ne repartît :
« “Ceci est notre dernière séparation, Estel, mon fils. Les soucis m’ont amenée tôt à la vieillesse, comme il en va chez les Hommes moindres ; et maintenant qu’elles approchent, je ne puis faire face aux ténèbres de notre époque, que je vois s’amonceler sur la Terre du Milieu. Je la quitterai bientôt.”
« Aragorn voulut la rassurer, disant : “Il est peut-être une lumière au-delà des ténèbres ; et si tel est le cas, j’aimerais que vous puissiez la voir et être heureuse.”
« Mais elle répondit seulement par ce linnod :
Ónen i-Estel Edain, ú-chebin estel anim31,
et Aragorn s’en fut le cœur lourd. Gilraen mourut avant le printemps suivant.
« Ainsi, les années passèrent jusqu’au temps de la Guerre de l’Anneau, longuement racontée ailleurs : comment fut révélé le moyen d’action imprévu par lequel il devenait possible de vaincre Sauron, et comment l’espoir triompha contre tout espoir. Et il advint qu’à l’heure de la défaite, Aragorn arriva de la mer et déploya l’étendard d’Arwen à la bataille des Champs du Pelennor, et en ce jour, il fut reconnu comme roi pour la première fois. Et lorsque enfin tout fut terminé, il entra dans l’héritage de ses pères et reçut la couronne du Gondor et le sceptre de l’Arnor ; et à la Mi-Été de l’année de la Chute de Sauron, il reçut la main d’Arwen Undómiel, et ils furent mariés dans la cité des Rois.
« Le Troisième Âge s’acheva ainsi dans la victoire et l’espoir ; mais l’une des grandes peines de cet Âge fut la séparation d’Elrond et d’Arwen, car la Mer les divisa, et un destin qui devait perdurer au-delà de la fin du monde. Quand le Grand Anneau fut détruit et que les Trois furent dépouillés de leur pouvoir, Elrond se sentit enfin las, et il renonça à la Terre du Milieu pour ne plus jamais y revenir. Mais Arwen assuma l’existence d’une femme mortelle ; pourtant, elle ne devait pas mourir avant d’avoir perdu tout ce qu’elle avait gagné.