« Comme Reine des Elfes et des Hommes, elle demeura auprès d’Aragorn pendant cent vingt années de gloire et de félicité ; mais lui sentit enfin l’approche du grand âge, et il sut que l’espace de ses jours arrivait enfin à son terme, si long qu’il eût été. Alors, Aragorn dit à Arwen :
« “Enfin, dame de l’Étoile du Soir, la plus belle en ce monde et la plus adorée, mon monde s’évanouit. Voyez ! nous avons reçu, nous avons dépensé, et voici que l’heure du paiement approche.”
« Arwen savait bien ce qu’il comptait faire et l’avait longtemps pressenti ; néanmoins, elle fut terrassée par l’émotion. “Voudriez-vous donc, seigneur, avant votre temps, quitter votre peuple qui vit de votre parole ?” demanda-t-elle.
« “Non pas avant mon temps, répondit-il. Car si je ne pars pas maintenant, je devrai bientôt partir par nécessité. Et Eldarion, notre fils, est fin mûr pour la royauté.”
« Alors, s’étant rendu à la Maison des Rois dans la Rue Silencieuse, Aragorn s’allongea sur la longue couche que l’on avait préparée pour lui. Là, il dit adieu à Eldarion, et il lui remit la couronne ailée du Gondor et le sceptre de l’Arnor ; puis tous le quittèrent, sauf Arwen, et elle se tint seule auprès de son lit. Et, pour si sage et si noble qu’elle fût, elle ne put s’abstenir de le supplier de demeurer encore un peu. Elle n’était point encore lasse de ses jours, aussi percevait-elle enfin le goût amer de la mortalité qu’elle avait endossée.
« “Dame Undómiel, dit Aragorn, l’heure est certes éprouvante, mais elle fut décidée le jour même où nous nous sommes rencontrés sous les bouleaux blancs dans le jardin d’Elrond, où nul ne se promène plus. Et sur la colline de Cerin Amroth, en renonçant à l’Ombre et au Crépuscule, nous avons pris ce destin sur nous. Cherchez en vous-même, ma bien-aimée, et demandez-vous si vous préféreriez vraiment me voir attendre jusqu’à ce que je tombe de mon haut siège, sénile et dépourvu. Non, madame, je suis le dernier des Númenóréens et l’ultime Roi des Jours Anciens ; et l’on m’a donné non seulement une vie trois fois plus longue que celle des Hommes de la Terre du Milieu, mais aussi la grâce de partir à mon gré et de rendre le don. C’est pourquoi, maintenant, je vais dormir.
« “Je ne vous consolerai pas, car il n’est aucun réconfort pour une telle douleur à l’intérieur des cercles du monde. Le choix ultime s’offre à vous, soit de vous repentir, d’aller aux Havres, et d’emporter avec vous dans l’Ouest le souvenir de notre vie ensemble qui, là-bas, sera impérissable, mais ne sera jamais qu’un souvenir ; soit d’accepter le Destin des Hommes.”
« “Non, seigneur bien-aimé, dit-elle, ce choix est arrêté depuis longtemps. Il n’est plus aucun navire qui puisse m’emporter d’ici, et je suis bel et bien tenue d’accepter le Destin des Hommes, bon gré mal gré ; cette perte et ce silence. Mais je vous le dis, Roi des Númenóréens : c’est aujourd’hui seulement que je comprends l’histoire de votre peuple, et celle de leur chute. Comme de pauvres fous, je les méprisais, mais enfin j’ai pitié d’eux. Car s’il s’agit là en vérité, comme disent les Eldar, du don de l’Unique aux Hommes, il est amer à recevoir.”
« On le dirait, répondit-il. Mais ne cédons pas devant l’épreuve finale, nous qui, autrefois, avons renoncé à l’Ombre et à l’Anneau. Il nous faut partir dans la tristesse, mais non dans le désespoir. Voyez ! nous ne sommes pas éternellement confinés aux cercles du monde ; et au-delà, il y a pour nous davantage que le souvenir. Adieu !”
« “Estel ! Estel !” cria-t-elle, sur quoi, alors même qu’il lui prenait la main et la baisait, il s’abandonna au sommeil. Une grande beauté se révéla alors en lui, à tel point que tous ceux qui vinrent ensuite au sépulcre s’émerveillèrent de le voir, percevant que la grâce de sa jeunesse, la force de sa maturité, et la sagesse et la majesté de son vieil âge se trouvaient mêlées en lui. Et il resta longtemps étendu là, image de la splendeur des Rois des Hommes dans leur gloire inaltérée, avant que le monde fût brisé.
« Mais Arwen quitta la Maison, et on eût dit que la lumière de ses yeux s’était éteinte ; et aux gens de son peuple, elle parut désormais froide et grise, comme un soir d’hiver qui ne voit poindre aucune étoile. Alors, elle dit adieu à Eldarion, et à ses filles, et à tous ceux qu’elle avait aimés ; et elle quitta la cité de Minas Tirith et s’en fut vers le pays de Lórien, où elle demeura, seule sous les arbres brunissants, jusqu’à la venue de l’hiver. Galadriel était passée au-delà, Celeborn aussi était parti, et le pays était silencieux.
« Là, enfin, alors que tombaient les feuilles de mallorn, sans avoir attendu le printemps32, elle s’allongea sur le Cerin Amroth pour son dernier repos ; et là se trouve sa verte sépulture, jusqu’à ce que le monde soit changé, que tous les jours de sa vie aient complètement disparu de la mémoire des générations, et que ne fleurissent plus les boutons d’elanor et de niphredil à l’est de la Mer.
« Ici s’achève ce récit, tel qu’il nous est venu du Sud ; et avec le départ de l’Étoile du Soir, plus rien n’est dit dans ce livre au sujet des jours anciens. »
II La Maison d’Eorl
« Eorl le Jeune était seigneur des Hommes de l’Éothéod. Ce pays se trouvait près des sources de l’Anduin, entre la chaîne supérieure des Montagnes de Brume et les régions septentrionales de la forêt de Grand’Peur. Les Éothéod s’étaient établis dans ces contrées au temps du roi Eärnil II, ayant quitté leurs terres dans les vaux de l’Anduin entre le Carroc et la Rivière aux Flambes ; et ils étaient à l’origine fort apparentés aux Béorniens et aux hommes de la lisière ouest de la forêt. Les ancêtres d’Eorl se réclamaient de la lignée des rois du Rhovanion, dont le royaume s’étendait au-delà de Grand’Peur avant les invasions des Chariotiers, aussi s’estimaient-ils parents des rois du Gondor issus d’Eldacar. Grands amateurs de chevaux et de prouesses cavalières, ils préféraient avant tout les plaines ; mais les régions moyennes de l’Anduin étaient fort peuplées à cette époque, et l’ombre de Dol Guldur s’allongeait ; ainsi donc, lorsqu’ils eurent vent de la chute du Roi-Sorcier, ils montèrent au nord en quête de plus grands espaces, et ils chassèrent ce qui restait des hordes de l’Angmar de leur côté des Montagnes. Mais au temps de Léod, père d’Eorl, ils étaient devenus un peuple nombreux et se trouvaient de nouveau quelque peu à l’étroit dans leur propre pays.
« En l’an deux mille cinq cent dix du Troisième Âge, le Gondor se vit confronté à une nouvelle menace. Une grande armée d’hommes sauvages du Nord-Est envahit le Rhovanion et, descendant par les Terres Brunes, franchit l’Anduin sur des radeaux. Au même moment, par hasard ou à dessein, les Orques (qui à cette époque, avant leur guerre contre les Nains, étaient fort nombreux) descendirent des Montagnes et firent incursion dans les terres. Les envahisseurs occupèrent le Calenardhon, et Cirion, Intendant du Gondor, envoya quérir de l’aide au nord ; car une longue amitié s’était développée entre les Hommes de la Vallée de l’Anduin et le peuple du Gondor. Mais dans la vallée du Fleuve, les hommes étaient désormais rares et dispersés, et lents à prodiguer l’aide qu’ils étaient à même d’apporter. Eorl finit par être informé de la nécessité du Gondor, et bien que l’heure parût tardive, il partit à la tête d’une grande armée de cavaliers.