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Thráin envoya aussitôt des messagers au nord, à l’est et à l’ouest afin de propager cette histoire ; mais il fallut trois ans aux Nains pour rassembler leurs forces. Le Peuple de Durin rallia tous ses soldats, rejoints par de grandes forces venant des Maisons des autres Pères ; car l’outrage subi par l’héritier de l’Aîné des leurs les avait mis en grand courroux. Quand tout fut prêt, ils assaillirent et saccagèrent, l’une après l’autre, toutes les places fortes des Orques qu’ils purent trouver entre le Gundabad et la Rivière aux Flambes. Les deux camps furent sans merci, semant la mort et multipliant les actes cruels, dans le noir comme à la lumière. Mais les Nains eurent le dessus grâce à leur force, leurs armes hors pair, et l’ardeur de leur courroux ; et ils fouillèrent tous les repaires sous les montagnes à la recherche d’Azog.

Enfin, tous les Orques qui les avaient fuis se trouvèrent réunis en Moria, et l’armée naine à leur poursuite vint à Azanulbizar. Cette grande vallée, qui s’étendait entre les épaulements des montagnes autour du lac de Kheled-zâram, avait fait partie autrefois du royaume de Khazad-dûm. Apercevant l’entrée de leurs anciens palais au flanc de la colline, ils poussèrent un grand cri qui gronda comme le tonnerre dans la vallée. Mais une grande armée était déployée sur les pentes au-dessus d’eux ; et une multitude d’Orques, tenus en réserve par Azog, se déversa des portes pour l’ultime confrontation.

Au début, la fortune tourna contre les Nains, car c’était un sombre jour d’hiver sans soleil, et les Orques n’hésitèrent point : ils étaient les plus nombreux, et ils occupaient les hauteurs. Ainsi commença la Bataille d’Azanulbizar (ou Nanduhirion en langue elfique), dont le souvenir fait encore frémir les Orques et pleurer les Nains. Le premier assaut de l’avant-garde, sous le commandement de Thráin, fut repoussé avec pertes, et Thráin fut refoulé dans un bois de haut fût qui se dressait encore à cette époque non loin du Kheled-zâram. Là, tomba son fils Frerin et Fundin son cousin, ainsi que de nombreux autres, et Thráin et Thorin furent tous deux blessés45. Sur les autres fronts, la bataille penchait d’un côté puis de l’autre, causant grand massacre ; mais elle prit une tournure décisive avec l’arrivée tardive de troupes fraîches venues des Collines de Fer : les guerriers de Náin, fils de Grór, dans leurs fières cottes de mailles. Au cri de « Azog ! Azog ! », ils fendirent la presse d’Orques jusqu’au seuil même de la Moria, terrassant de leurs pioches tous ceux qu’ils trouvaient sur leur chemin.

Alors Náin se tint devant la Porte et cria d’une voix puissante : « Azog ! Si vous êtes là, sortez ! Ou la joute est-elle trop rude pour vous dans la vallée ? »

Azog apparut sur ces entrefaites, et c’était un grand Orque à tête immense, casqué de fer, fort, mais d’une grande agilité. De nombreux autres, semblables à lui, l’accompagnaient, les combattants de sa garde ; et tandis qu’ils engageaient le fer avec la compagnie de Náin, Azog se tourna vers lui et dit :

« Quoi ? Encore un gueux à ma porte ? Faut-il que je te marque toi aussi ? » Sur ce, il se rua sur Náin et ils combattirent. Mais la rage de Náin le rendait quasi aveugle et le combat l’avait épuisé, tandis qu’Azog était frais, féroce, et plein de ruse. Bientôt, Náin porta un grand coup avec toute la force qui lui restait, mais Azog se jeta de côté et renversa Náin d’un coup de pied à la jambe ; le fer de la pioche se brisa contre la pierre et Náin s’affala sur le sol. Alors, Azog frappa vivement pour lui trancher le cou. Le collet de mailles de Náin repoussa le tranchant, mais le coup était si violent qu’il lui brisa la nuque, et il mourut.

Alors, Azog rit, et il leva la tête, prêt à hurler de triomphe ; mais le cri mourut dans sa gorge. Car il vit que toute son armée se débandait dans la vallée, et les Nains allaient de-ci de-là, massacrant à leur guise, et ceux qui trouvaient moyen de leur échapper fuyaient vers le sud, courant à toutes jambes et poussant des cris aigus. Et auprès, tous les soldats de sa garde gisaient morts. Il tourna les talons et s’enfuit vers la Porte.

Dans les marches, bondit après lui un Nain à la hache sanglante. C’était Dáin Piédefer, fils de Náin. Il saisit Azog juste devant les portes, et là, il le tua, et lui trancha la tête. Ce fut considéré comme une grande prouesse, car Dáin n’était alors qu’un tout jeune Nain, selon l’appréciation de ses semblables. Mais une longue vie l’attendait, et de nombreuses batailles, jusqu’au jour où, encore droit comme un chêne, il tomba enfin dans la Guerre de l’Anneau. Et pourtant l’on dit que, si intrépide et emporté qu’il fût, son visage était livide lorsqu’il redescendit de la Porte, comme quelqu’un qui aurait éprouvé une grande peur.

Quand la victoire fut enfin acquise, les Nains qui restaient se réunirent à Azanulbizar. Ils prirent la tête d’Azog et lui enfoncèrent dans la bouche la bourse de menue monnaie qu’il leur avait remise, puis ils plantèrent la tête sur un pieu. Mais il n’y eut cette nuit-là ni festin ni chanson ; car le nombre de leurs morts était plus incommensurable que le deuil. À peine la moitié d’entre eux, dit-on, pouvait encore tenir debout ou aspirer à la guérison.

Au matin, toutefois, Thráin se tint devant eux. Il était éborgné, et une blessure à la jambe le faisait boiter ; mais il dit : « Bien ! La victoire est à nous. Khazad-dûm aussi ! »

Mais ils répondirent : « Vous êtes peut-être l’Héritier de Durin, mais, même borgne, vous devriez voir plus clairement. Nous avons livré cette guerre par vengeance, et nous l’avons obtenue. Mais elle n’est pas douce. Si c’est là une victoire, nos mains sont trop petites pour la saisir. »

Et ceux qui n’étaient pas du Peuple de Durin dirent en outre : « Khazad-dûm n’a jamais été la maison de nos Pères. Qu’avons-nous gagné, sinon un espoir de richesses ? Mais s’il nous faut maintenant partir sans récompense, et sans compensation pour nos pertes, plus tôt nous aurons regagné nos foyers, plus nous seront satisfaits. »

Alors, Thráin se tourna vers Dáin : « Serai-je donc abandonné par mes propres parents ? » demanda-t-il. « Non, répondit Dáin. Vous être l’ancêtre de notre Peuple. Nous avons saigné pour vous, et nous saignerons encore. Mais nous n’entrerons pas à Khazad-dûm. Vous-même n’y entrerez pas. Moi seul ai regardé dans l’ombre de la Porte. Au-delà de cette ombre, il vous attend encore : le Fléau de Durin. Le monde devra changer, et voir un nouveau pouvoir apparaître, autre que le nôtre, avant que le Peuple de Durin ne revienne en Moria. »

Ainsi, après Azanulbizar, les Nains se dispersèrent de nouveau. Mais d’abord, ils entreprirent la pénible tâche de dépouiller tous leurs morts, afin que les Orques ne puissent venir faire provision d’armes et d’armures. Tous les Nains qui rentrèrent de ce champ de bataille, raconte-t-on, ployaient sous un lourd fardeau. Puis ils élevèrent maints bûchers et y incinérèrent les corps de leurs semblables. Bon nombre d’arbres furent abattus dans la vallée, qui demeura à jamais nue ; et la fumée du brasier fut aperçue en Lórien46.

Les horribles feux réduits à l’état de cendres, les alliés regagnèrent chacun leur pays, et Dáin Piédefer ramena les gens de son père jusqu’aux Collines de Fer. Alors, debout près du grand pieu, Thráin dit à Thorin Lécudechesne : « D’aucuns diraient que cette tête fut chèrement payée ! Nous, du moins, l’avons payée de notre royaume. Reviendras-tu avec moi à l’enclume ? Ou iras-tu quémander ton pain aux plus augustes portes ? »

« À l’enclume, répondit Thorin. Le marteau tout au moins préserve la force des bras, jusqu’au jour où ils pourront manier de plus tranchants outils. »