« Une lutte, pour moi, encore plus sinistre que la bataille de la Ferté-au-Cor, répondit Aragorn. J’ai regardé dans la Pierre d’Orthanc, mes amis. »
« Vous avez regardé dans cette maudite pierre de sorcellerie ! » s’exclama Gimli. La crainte et l’étonnement se lisaient sur ses traits. « Avez-vous dit quoi que ce soit à… lui ? Même Gandalf redoutait cette confrontation. »
« Vous oubliez à qui vous parlez, dit sévèrement Aragorn, et ses yeux étincelèrent. Que craignez-vous que je lui dise ? N’ai-je pas ouvertement proclamé mon titre devant les portes d’Edoras ? Non, Gimli », dit-il d’une voix adoucie. Et la sévérité quitta son visage, et ils virent un homme aguerri aux peines de maintes nuits sans sommeil. « Non, mes amis, je suis le maître légitime de la Pierre, et j’avais non seulement le droit mais aussi la force de m’en servir, du moins le pensais-je. Le droit m’était acquis. La force… me fut tout juste suffisante. »
Il respira profondément. « La lutte a été rude, et j’en ressens encore la fatigue. Je ne lui ai adressé aucune parole, et j’ai fini par lui arracher la Pierre pour l’assujettir à ma volonté. Cela seul, il aura peine à le souffrir. Et il m’a vu. Oui, maître Gimli, il m’a vu, mais sous un autre aspect que celui que vous me connaissez. Si cela lui sert, j’aurai mal fait. Mais je ne le crois pas. Le fait de savoir que j’existe et que je parcours la terre lui a porté un dur coup, m’est avis ; car jusqu’à présent, il l’ignorait. Les yeux à Orthanc n’ont pas vu à travers l’armure de Théoden ; mais Sauron n’a pas oublié Isildur et l’épée d’Elendil. Or, à l’heure de ses grands desseins, l’héritier d’Isildur et l’Épée lui sont révélés ; car je lui ai montré la lame reforgée. Il n’est pas encore si puissant que rien ne puisse lui faire peur ; non, le doute le ronge sans cesse. »
« Mais son empire n’en est pas moins grand, dit Gimli ; et maintenant, il se dépêchera de frapper. »
« Le coup précipité s’égare souvent, dit Aragorn. Il faut presser notre Ennemi sans plus attendre qu’il se décide. Voyez-vous, mes amis, après m’être rendu maître de la Pierre, j’ai appris bien des choses. J’ai vu une grave menace qui doit bientôt surprendre le Gondor par le Sud, et qui détournera une grande partie de la force qui défend Minas Tirith. Si elle n’est pas rapidement contrée, j’estime que la Cité sera perdue d’ici dix jours. »
« Sa perte est donc certaine, dit Gimli. Car quelle aide pouvons-nous envoyer là-bas, et comment pourrait-elle y parvenir à temps ? »
« Je ne puis envoyer aucune aide ; je dois donc m’y rendre moi-même, dit Aragorn. Mais il n’est qu’une route à travers les montagnes qui puisse m’amener aux régions côtières avant que tout soit perdu. Ce sont les Chemins des Morts. »
« Les Chemins des Morts ! dit Gimli. Ce nom est de sinistre augure ; et il ne plaît guère aux Hommes du Rohan, à ce que je constate. Les vivants peuvent-ils suivre une telle route sans y laisser leur vie ? Et même si vous la passiez, que pourrait un si petit nombre contre les assauts du Mordor ? »
« Les vivants n’ont jamais pris cette route depuis la venue des Rohirrim, dit Aragorn, car elle leur est fermée. Mais en cette heure funeste, l’héritier d’Isildur peut l’emprunter, s’il l’ose. Écoutez ! Voici les paroles que m’ont transmises les fils d’Elrond de leur père à Fendeval, le plus grand de tous les maîtres en tradition : Mandez à Aragorn de se rappeler les mots du voyant, et les Chemins des Morts. »
« Et que sont donc les mots du voyant ? » demanda Legolas.
« Ainsi parla Malbeth le Voyant au temps d’Arvedui, dernier roi de Fornost », dit Aragorn :
Partout sur le pays s’étend une ombre longue,
tendant vers l’occident ses ailes ténébreuses.
On tremble dans la Tour ; sur les tombeaux des rois
le destin se dirige. Et les Morts se remuent ;
car l’heure est arrivée pour le peuple parjure :
à la Pierre d’Erech ils seront réunis
et entendront le cri du cor dans les collines.
Qui les appellera, sonnera leur sortie
du crépuscule gris, à ces gens oubliés ?
L’héritier de celui à qui ils ont juré.
Du Nord il descendra dans sa nécessité :
il passera la Porte et les Chemins des Morts.
« Une voie obscure à n’en pas douter, dit Gimli, mais non moins obscure que me semblent ces vers. »
« Si vous voulez mieux les comprendre, alors je vous prie de m’accompagner, dit Aragorn ; car c’est la voie que j’entends suivre. Je n’y vais pas de gaieté de cœur ; seule la nécessité m’y contraint. Ainsi, je ne voudrais pas que vous me suiviez, sinon de votre propre chef, car il vous en coûtera beaucoup de peine et de peur, et peut-être davantage. »
« Je vous suivrai même sur les Chemins des Morts, qu’importe la fin à laquelle ils conduisent », dit Gimli.
« Je viendrai aussi, dit Legolas, car je ne crains pas les Morts. »
« J’espère que le peuple oublié n’aura pas oublié comment se battre, dit Gimli ; sinon, je ne vois pas pourquoi nous les dérangerions. »
« Nous le saurons assez vite, si jamais nous parvenons à Erech, dit Aragorn. Mais leur serment brisé était de combattre Sauron : ils devront donc se battre s’ils désirent l’acquitter. Car à Erech se dresse encore une pierre noire apportée de Númenor, dit-on, par Isildur ; et Isildur la plaça sur une colline, et là, au commencement du Gondor, le Roi des Montagnes lui jura allégeance. Et quand Sauron reparut et qu’il revint en force, Isildur appela les Hommes des Montagnes à tenir leur serment ; mais ils se parjurèrent, car ils avaient rendu un culte à Sauron durant les Années Sombres.
« Lors Isildur dit à leur roi : “Tu seras le dernier de vos rois. Et si l’Ouest devait l’emporter sur ton Maître Noir, j’appellerai sur toi et sur les tiens cette malédiction : de ne trouver jamais aucun repos, que votre serment ne soit accompli. Car cette guerre traversera les années sans nombre, et vous serez de nouveau appelés avant la fin.” Et ils fuirent devant la colère d’Isildur et n’osèrent se battre aux côtés de Sauron ; et ils se cachèrent dans des replis secrets des montagnes et n’eurent plus commerce avec les autres hommes, et ils dépérirent lentement dans les collines incultes. Et la terreur des Morts sans Sommeil plane sur la Colline d’Erech et sur tous les lieux qu’ils hantaient autrefois. Mais telle est la voie que je dois suivre, puisqu’il n’est personne pour m’aider chez les vivants. »
Il se leva. « Venez ! s’écria-t-il, tirant son épée ; et sa lame étincela dans la pénombre de la Ferté. À la Pierre d’Erech ! Je cherche les Chemins des Morts. Que ceux qui le veulent me suivent ! »
Legolas et Gimli ne répondirent pas, mais ils se levèrent et sortirent avec Aragorn. Sur la pelouse attendaient, silencieux et immobiles, les Coureurs encapuchonnés. Legolas et Gimli remontèrent. Aragorn bondit sur Roheryn. Puis Halbarad éleva un grand cor qui résonna dans la Gorge de Helm ; et alors ils s’élancèrent, dévalant la Combe en un bruit de tonnerre, sous les regards interdits des hommes restés dans la Ferté et le Fossé.
Et cependant que Théoden cheminait dans les collines, la Compagnie Grise fila à travers les plaines et parvint à Edoras dès le lendemain après-midi ; elle ne s’y arrêta qu’un court moment avant de s’engager dans la vallée, et gagna ainsi Dunhart à la tombée de la nuit.
La dame Éowyn les accueillit, et elle se réjouit de leur venue ; car c’était la première fois qu’elle voyait des hommes de la stature des Dúnedain et des beaux fils d’Elrond ; mais ses regards étaient surtout pour Aragorn. Et lorsqu’ils soupèrent avec elle, ils se parlèrent, et elle sut tout ce qui s’était passé depuis le départ de Théoden, dont elle n’avait encore reçu que des échos hâtifs ; et lorsqu’elle entendit parler de la bataille de la Gorge de Helm et du massacre de leurs ennemis, et de la charge de Théoden et de ses chevaliers, ses yeux étincelèrent.