« Je ne puis l’accepter, madame, lui dit-il. Car il me faudrait pour cela la permission du roi, ainsi que celle de votre frère ; et ils ne reviendront pas avant demain. Or je compte maintenant chaque heure, et même chaque minute. Adieu ! »
Alors, elle tomba à genoux et le supplia : « Je t’en prie ! »
« Non, madame », dit Aragorn ; et prenant sa main, il l’aida à se relever. Puis il lui baisa la main, et il monta en selle d’un bond et partit sans tourner la tête ; et seuls ceux qui étaient proches de lui et qui le connaissaient bien virent la douleur qu’il portait.
Mais Éowyn se tint comme une statue de pierre, les poings serrés sur les flancs, et elle les regarda s’éloigner et disparaître dans les ombres du noir Dwimorberg, la Montagne Hantée, où s’ouvrait la Porte des Morts. Quand ils furent perdus de vue, elle se détourna, et, trébuchant comme une aveugle, elle regagna son logis. Mais aucun des siens ne fut témoin de cette séparation, car la peur les gardait cachés, et ils ne voulurent pas sortir avant que le jour fût levé et les imprudents étrangers, partis.
Et d’aucuns dirent : « Ce sont des esprits elfes. Qu’ils retournent à leur place, dans les endroits sombres, et qu’ils y restent. Les jours sont déjà assez néfastes. »
La lumière était encore grise tandis qu’ils chevauchaient, car le soleil demeurait sous les crêtes noires de la Montagne Hantée devant eux. Une grande crainte pesait déjà sur eux lorsqu’ils passèrent les rangs de pierres anciennes conduisant au Dimholt. Là, dans la pénombre d’arbres noirs que Legolas lui-même eut peine à endurer, ils parvinrent à un renfoncement au pied de la montagne devant lequel se dressait, au beau milieu du chemin, une unique pierre levée, haute et imposante, tel un doigt menaçant.
« Mon sang se glace dans mes veines », dit Gimli ; mais personne ne répondit, et le son de sa voix retomba sans vie sur les aiguilles de sapin humides répandues à ses pieds. Les chevaux refusèrent de contourner la sinistre pierre, et leurs cavaliers durent mettre pied à terre pour les conduire. Ainsi, ils finirent par arriver au creux du vallon, où se dressait une haute paroi rocheuse ; et dans cette paroi s’ouvrait la Porte Sombre, béante, comme la bouche de la nuit. Des signes et des figures, effacés et impossibles à lire, étaient gravés au-dessus de sa large voussure, et la peur en émanait telle une vapeur grise.
La Compagnie s’arrêta, et il n’y avait pas un cœur parmi eux qui ne tremblât, sauf peut-être celui de Legolas du peuple des Elfes, pour qui les fantômes des Hommes n’inspirent aucune terreur.
« Cette porte est mauvaise, dit Halbarad, et ma mort se trouve au-delà. J’oserai la franchir tout de même ; mais aucune bête ne voudra entrer. »
« Nous devons pourtant y entrer, et par conséquent les chevaux le devront aussi, dit Aragorn. Car les lieues sont nombreuses au-delà de ces ténèbres, si jamais nous les traversons ; et chaque heure perdue dans le Sud rapprochera le triomphe de Sauron. Suivez-moi ! »
Aragorn ouvrit alors la marche, et sa volonté était telle, en cette heure fatidique, que tous les Dúnedain et leurs chevaux le suivirent. Car les chevaux des Coureurs avaient tant d’amour pour leurs cavaliers qu’ils étaient prêts à affronter la terreur de la Porte, tant que leurs maîtres seraient eux-mêmes assez solides pour les guider. Mais Arod, le coursier du Rohan, refusa d’avancer, et il tremblait et suait d’une angoisse qui faisait peine à voir. Alors Legolas posa les mains sur ses yeux, et il lui chanta des mots qui bruirent doucement dans la pénombre, et la bête finit par se laisser emmener. Et voilà que Gimli le Nain se tenait seul devant la Porte.
Ses genoux tremblaient, et il pestait contre lui-même. « En voilà une chose inouïe ! dit-il. Un Elfe qui entre sous terre là où un Nain n’ose pas ! » Sur ce, il s’engouffra à l’intérieur. Mais sitôt qu’il passa le seuil, il lui parut traîner des jambes de plomb ; et une cécité lui voila les yeux, même à lui, Gimli fils de Glóin, qui avait marché sans frémir en maints endroits des profondeurs du monde.
Aragorn avait apporté des torches de Dunhart, et il en tenait une devant lui pour éclairer la voie. Elladan en portait une autre à l’arrière, et Gimli, titubant derrière, faisait tout pour le rattraper. Il ne voyait rien d’autre que la faible lueur des torches ; mais quand la Compagnie s’arrêtait, il lui semblait être entouré d’une multitude de voix chuchotantes, et les mots murmurés n’étaient en aucune langue qu’il eût jamais entendue auparavant.
Rien ne les assaillait ni ne s’opposait à leur passage ; pourtant, la peur grandissait toujours plus chez le Nain à mesure qu’il avançait – surtout, parce qu’il savait qu’il ne pouvait plus faire demi-tour : toutes les issues derrière lui étaient investies par une armée invisible qui les suivait dans le noir.
Le temps passa, un temps indéfinissable – jusqu’au moment où Gimli se trouva devant un spectacle dont il devait toujours abhorrer le souvenir. La voie était large, pour autant qu’il pût en juger ; mais la Compagnie déboucha soudainement dans un grand espace vide, et les murs s’effacèrent de part et d’autre. La peur l’envahit à tel point qu’il pouvait à peine marcher. Puis quelque chose étincela devant eux sur la gauche, au milieu des ténèbres, tandis qu’Aragorn approchait sa torche. Celui-ci s’arrêta pour aller voir ce dont il s’agissait.
« N’éprouve-t-il aucune peur ? marmonna le Nain. Dans toute autre caverne, Gimli fils de Glóin eût été le premier à courir vers le reflet d’or. Mais pas ici ! Qu’il reste où il est ! »
Néanmoins, il s’approcha, et il vit Aragorn s’agenouiller tandis qu’Elladan élevait les deux torches. Devant lui se trouvaient les ossements d’un homme de grande stature. Il avait été vêtu de mailles, et tout son harnais était encore intact ; car l’air de la caverne était extrêmement sec, et son haubert était doré. Sa ceinture était d’or et de grenats, et un heaume aux riches parures d’or recouvrait son crâne gisant face contre terre. Il était tombé près du mur au fond de la grotte, comme ils le voyaient à présent ; et il y avait devant lui une porte de pierre fermée à double tour : les os de ses doigts tentaient encore d’en agripper les fentes. Une épée reposait près de lui, ébréchée et en morceaux, comme s’il avait voulu fendre le roc dans son ultime désespoir.
Aragorn ne le toucha pas, mais après l’avoir observé un moment en silence, il se leva et soupira. « Jamais les fleurs de simbelmynë ne viendront à pousser ici, jusqu’à la fin des temps, murmura-t-il. Neuf tertres et sept autres sont aujourd’hui recouverts d’herbe, et durant toutes ces longues années, il est resté étendu à la porte qu’il ne réussissait pas à ouvrir. Où peut-elle mener ? Pourquoi voulait-il la franchir ? Personne ne le saura jamais !
« Car telle n’est pas ma mission ! cria-t-il, se retournant et s’adressant aux ténèbres chuchotantes qui les suivaient. Gardez vos trésors et vos secrets cachés dans les Années Maudites ! La hâte est notre seul besoin. Laissez-nous passer, et puis venez ! Je vous donne rendez-vous à la Pierre d’Erech ! »
Il n’y eut aucune réponse, sinon un silence absolu, plus effrayant que les murmures précédents ; puis un vent froid s’engouffra dans la caverne et fit vaciller les torches, qui s’éteignirent, et ne purent être rallumées. Des moments qui suivirent, une ou plusieurs heures, Gimli ne se rappela pas grand-chose. Les autres allèrent de l’avant, mais lui restait à la remorque, poursuivi par une horreur tâtonnante qui semblait toujours sur le point de le saisir ; et une rumeur hantait ses pas, comme l’ombre d’un nombreux piétinement. Il se traîna avec peine jusqu’au moment où, réduit à ramper comme une bête, il se sentit incapable de tenir plus longtemps : soit il trouvait une issue qui lui permettrait de s’échapper, soit il battait follement en retraite, à la rencontre de la peur qui le suivait.