Soudain il entendit un tintement d’eau, un son dur et clair comme une pierre qui tombe dans un rêve d’ombres noires. La lumière crût, et voici ! la Compagnie franchit une autre porte en forme de voûte, large et haute, au travers de laquelle un petit ruisseau s’écoulait en bordure du chemin ; au-delà, une route dévalait en pente raide entre deux à-pics nettement découpés sur le ciel, loin au-dessus de leurs têtes. Cette faille était si profonde et si étroite que le ciel était sombre, et de petites étoiles y scintillaient. Pourtant, comme Gimli devait l’apprendre par la suite, il restait encore deux heures avant la fin du jour, le même qui les avait vus partir de Dunhart ; même si, pour ce qu’il en savait, ce crépuscule pouvait être celui d’une autre année, voire d’un autre monde.
Alors la Compagnie se remit en selle, et Gimli retrouva Legolas. Ils allaient à la file ; le soir tombait dans un bleu profond, et toujours la peur les poursuivait. Legolas, se retournant pour parler à Gimli, jeta un regard en arrière, et le Nain vit une lueur dans les yeux clairs de l’Elfe. Derrière eux venait Elladan, dernier de la Compagnie, mais non de ceux qui avaient pris le chemin descendant.
« Les Morts nous suivent, dit Legolas. Je vois des formes d’Hommes et de chevaux, et de pâles étendards comme des lambeaux de nuages, et des lances comme des arbres serrés, l’hiver, par une nuit de brouillard. Les Morts nous suivent. »
« Oui, les Morts viennent derrière nous. Ils ont été appelés », dit Elladan.
La Compagnie finit par quitter le ravin, aussi subitement que s’ils étaient sortis par la fente d’un mur ; et voici qu’ils se tenaient sur les hauteurs d’une grande vallée, et le ruisseau qu’ils suivaient descendait par de nombreuses chutes en bruissant d’une voix froide.
« Où diantre sommes-nous en Terre du Milieu ? » s’exclama Gimli ; et Elladan répondit : « Nous sommes descendus de la source du Morthond, le long fleuve glacial qui finit par trouver la mer là où elle baigne les murs de Dol Amroth. Vous n’aurez pas à demander d’où il tient son nom : la Sourcenoire, dit-on chez les Hommes. »
Le Val de Morthond formait une grande anse autour des grands à-pics à la face sud des montagnes. Ses pentes abruptes étaient couvertes d’herbe ; mais tout était gris à ce moment, car le soleil avait disparu, et des lumières clignotaient dans les demeures des Hommes, loin en contrebas. La vallée était riche et ses habitants, nombreux.
Alors, sans se retourner, Aragorn cria d’une voix forte afin que tous puissent entendre : « Amis, oubliez toute lassitude ! Allez, allez à toute bride ! Il faut gagner la Pierre d’Erech avant que ce jour passe, et le chemin est encore long. » Ainsi, sans un regard en arrière, ils traversèrent les champs de montagne jusqu’à un pont qui enjambait les eaux grandissantes du torrent, trouvant alors une route qui descendait dans les terres.
Les lumières s’éteignaient dans les maisons et les hameaux à leur approche ; les portes se fermaient, et les gens au-dehors hurlaient de terreur et se sauvaient comme des bêtes traquées. Le même cri s’élevait chaque fois dans la nuit tombante : « Le Roi des Morts ! Le Roi des Morts est sur nous ! »
Des cloches carillonnaient au fond de la vallée, et tous fuyaient devant Aragorn ; mais les cavaliers de la Compagnie Grise filaient comme des chasseurs dans leur hâte, et bientôt, leurs chevaux trébuchèrent de fatigue. C’est ainsi que, juste avant minuit, et dans des ténèbres aussi noires que les cavernes des montagnes, ils atteignirent enfin la Colline d’Erech.
Longtemps la terreur des Morts avait plané sur cette colline et sur les prés désolés alentour. Car au sommet se dressait une pierre noire et ronde, tel un globe immense, aussi grande qu’un homme, bien qu’à moitié enterrée. Elle ne semblait pas de ce monde, comme si elle était tombée du ciel, et certains le croyaient ; mais ceux qui entretenaient le savoir de l’Occidentale soutenaient que cette pierre avait été sauvée de la ruine de Númenor, et placée là par Isildur quand il avait accosté. Aucun des gens de la vallée n’osait s’en approcher ni ne voulait demeurer près d’elle ; car on disait que c’était un lieu de rendez-vous des Hommes de l’Ombre qui s’y rassemblaient aux jours de peur, se massant autour de la Pierre et chuchotant entre eux.
La Compagnie trouva cette Pierre dans la nuit noire et s’y arrêta. Elrohir tendit alors un cor d’argent à Aragorn, qui le fit retentir ; et ceux qui se tenaient là eurent l’impression que d’autres cors lui répondaient, comme un lointain écho venu de profondes cavernes. Nul autre son ne vint à leurs oreilles ; mais ils sentaient qu’une grande armée s’assemblait autour de la colline qu’ils occupaient ; et un vent froid descendit des montagnes, tel un souffle fantomatique. Mais Aragorn mit pied à terre et, debout près de la Pierre, il cria d’une voix puissante :
« Parjures, pourquoi êtes-vous ici ? »
Et une voix monta dans la nuit et lui répondit, lointaine :
« Pour accomplir notre serment et trouver la paix. »
Puis Aragorn dit : « L’heure est enfin venue. Je vais maintenant à Pelargir-sur-Anduin, et vous allez me suivre. Et quand tout le pays sera lavé des serviteurs de Sauron, je tiendrai votre serment pour accompli, et vous trouverez la paix et serez libres de partir pour toujours. Car je suis Elessar, l’héritier d’Isildur du Gondor. »
Et ce disant, il pria Halbarad de déployer le grand étendard qu’il avait apporté ; et voyez ! celui-ci était noir, et s’il portait quelque emblème, les ténèbres ne le dévoilèrent pas. Puis ce fut le silence, et il n’y eut plus un chuchotement ni un soupir de toute cette longue nuit. La Compagnie bivouaqua près de la Pierre, mais les hommes dormirent peu, par crainte des Ombres qui les cernaient de toutes parts.
Mais quand l’aube vint, froide et pâle, Aragorn se secoua aussitôt, et il mena alors la Compagnie dans le voyage le plus précipité et le plus harassant qu’aucun d’entre eux, lui seul excepté, avait jamais connu ; et seule sa volonté les maintint en selle. Nuls autres Hommes n’auraient pu l’endurer, nuls autres mortels que les Dúnedain du Nord, et avec eux Gimli le Nain et Legolas du peuple des Elfes.
Ils passèrent le Col de Tarlang et entrèrent au Lamedon ; l’Armée Ombreuse se pressait derrière eux, la peur les devançait ; puis ils gagnèrent Calembel-sur-Ciril, et le soleil se coucha en sang au-delà de Pinnath Gelin, loin dans l’Ouest, derrière eux. La région et les gués de la Ciril étaient déserts, car de nombreux hommes étaient partis à la guerre ; et les autres, à la rumeur de la venue du Roi des Morts, avaient trouvé refuge dans les collines. Mais le lendemain, l’aube ne vint pas, et la Compagnie Grise passa dans les ténèbres de l’Orage du Mordor et hors de la vue des mortels ; mais les Morts la suivaient.
3Le rassemblement du Rohan
Toutes les routes convergeaient à présent vers l’Est pour faire face à la guerre et à l’assaut de l’Ombre. Et tandis même que Pippin se tenait à la Grande Porte de la Cité pour voir entrer le Prince de Dol Amroth avec ses étendards, le Roi du Rohan descendait du haut des collines.
Le jour baissait. Les Cavaliers, sous les derniers rayons du soleil, jetaient de longues ombres pointues qui les précédaient. L’obscurité s’était déjà glissée sous les sapinières murmurantes qui couvraient les flancs escarpés des montagnes. À la fin du jour, le roi allait d’un pas ralenti. Devant lui, le chemin contournait un grand épaulement de rocher nu et plongeait dans la pénombre, parmi les doux soupirs des arbres. Ils descendaient, encore et encore, en un long et sinueux cortège. Enfin parvenus au fond de la gorge, ils virent que le soir était tombé dans les creux. Le soleil avait disparu. Le crépuscule enveloppait les chutes d’eau.