Toute cette journée, loin en contrebas, un ruisseau bondissant était descendu du haut col derrière eux, frayant son lit étroit entre deux parois recouvertes de pins ; à présent, il coulait sous une arche de pierre et débouchait dans une vallée plus large. Les Cavaliers le suivirent, et soudain, le Val de Hart se trouva devant eux, empli de la rumeur des eaux du soir. Là, la blanche Snawburna, rejointe par le ruisseau de montagne, fumait et moussait sur les pierres dans sa course précipitée vers Edoras et les vertes collines au-dessus de la plaine. Loin à droite, au fond de la vaste combe, l’impérieux Starkhorn se dressait sur ses larges éperons enveloppés de nuages ; mais son sommet déchiqueté, drapé de neiges éternelles, rayonnait loin au-dessus du monde, ombré de bleu à l’orient, taché de rouge par le couchant.
Merry contempla d’un œil émerveillé tout cet étrange pays, à propos duquel il avait entendu bien des contes sur le long chemin. C’était un monde sans ciel, où son regard, à travers des gouffres d’air sombre et indécis, ne voyait que des pentes qui grimpaient et grimpaient, de grands murs de pierre derrière d’autres murs, et d’inquiétants à-pics couronnés de brouillard. Il se tint un moment dans un demi-rêve, prêtant l’oreille au murmure de l’eau et au soupir des arbres noirs, au craquement de la pierre, et au silence, vaste et attentif, qui guettait derrière tous les sons. Il aimait les montagnes, ou du moins, il avait aimé les voir poindre à la lisière des histoires venues de très loin ; mais à présent, il ployait sous le poids insoutenable de la Terre du Milieu. Il aurait voulu se soustraire à son immensité dans une pièce tranquille au coin du feu.
Il était très las, car, s’ils avaient chevauché lentement, ils ne s’étaient guère reposés. Heure après heure, durant près de trois pénibles jours, il s’était trimballé de haut en bas par des défilés de montagne, à travers de longues vallées et par-delà de nombreux cours d’eau. Parfois, quand la route était plus large, il avait chevauché au côté du roi, sans s’aviser que bien des Cavaliers souriaient de les voir ensemble : le hobbit sur son petit poney gris et broussailleux, et le Roi du Rohan sur son grand cheval blanc. Il avait alors pu s’entretenir avec Théoden, lui racontant son pays et les faits et gestes des gens du Comté, ou écoutant à son tour des récits de la Marche et de ses héros de jadis. Mais la plupart du temps, surtout en cette dernière journée, Merry avait chevauché seul juste après le roi, sans rien dire, mais tentant de comprendre le parler lent et sonore du Rohan dont, derrière lui, les hommes usaient. Il lui semblait que cette langue comptait bien des mots qu’il connaissait, quoique plus richement et fortement accentués que dans le Comté ; mais il ne parvenait pas à en saisir le sens. Parfois, la voix claire d’un cavalier s’élevait en un chant émouvant, et Merry sentait son cœur bondir dans sa poitrine, même s’il ne comprenait pas les paroles.
Il ne s’en était pas moins senti seul, et jamais autant qu’à ce moment-là, avec le déclin du jour. Il se demandait où Pippin avait abouti dans tout cet étrange univers ; et ce qu’allaient devenir Aragorn, Legolas et Gimli. Puis soudain, comme un froid qui le saisit au cœur, il pensa à Frodo et à Sam. « Je suis en train de les oublier ! se dit-il d’un ton de reproche. Pourtant, ils ont la mission la plus importante de nous tous. Et je suis venu pour les aider ; mais ils doivent être à des centaines de milles d’ici, à présent, s’ils sont encore en vie. » Il frissonna.
« Le Val de Hart, enfin ! dit Éomer. Notre voyage touche à son terme. » Ils s’arrêtèrent. Au sortir de l’étroite gorge, les chemins plongeaient abruptement. Seul un aperçu de la grande vallée se voyait, comme par une fenêtre exiguë, dans le crépuscule au-dessous. Une petite lumière clignotait, solitaire, au bord du cours d’eau.
« Ce voyage est terminé, peut-être, dit Théoden, mais il me reste encore une longue route à faire. La lune était pleine il y a deux nuits, et au matin je dois me rendre à Edoras pour le rassemblement de la Marche. »
« Mais si vous faites ce que je vous conseille, dit Éomer à voix basse, vous reviendrez ici ensuite jusqu’à la fin de la guerre, qu’elle soit gagnée ou perdue. »
Théoden sourit. « Non, mon fils, car j’ai envie de t’appeler ainsi : ne ramène pas à mes vieilles oreilles les doux murmures de Langue de Serpent ! » Redressant les épaules, il se tourna vers le long cortège de ses hommes perdu dans la pénombre derrière lui. « On dirait que de longues années ont passé en quelques jours depuis que j’ai chevauché dans l’Ouest ; mais jamais plus je ne m’appuierai sur un bâton. Si la guerre est perdue, à quoi bon me cacher dans les collines ? Et si elle est gagnée, quelle perte sera-ce pour les miens, même si je tombe, épuisant mes dernières forces ? Mais laissons cela pour l’instant. Cette nuit, je reposerai au Fort de Dunhart. Reste pour nous au moins un dernier soir de paix. Poursuivons notre route ! »
À la tombée de la nuit, ils descendirent dans la vallée. La Snawburna coulait ici contre ses pentes occidentales, et la route les mena bientôt à un gué où les eaux peu profondes bruissaient vivement sur les pierres. Ce gué était surveillé. À l’approche du roi, de nombreux hommes jaillirent d’entre les ombres des rochers ; et lorsqu’ils le virent, ils s’écrièrent avec allégresse : « Théoden Roi ! Théoden Roi ! Le Roi de la Marche est de retour ! »
L’un d’eux fit alors retentir une longue sonnerie de cor. Ses échos emplirent la vallée. D’autres cors lui répondirent, et des lumières apparurent de l’autre côté de la rivière.
Puis, loin au-dessus de leurs têtes, s’éleva soudain un grand chœur de trompettes : venu, semblait-il, de quelque endroit creux, il claironnait ses notes d’une seule voix, qui roulait et se heurtait contre les murs de pierre.
Ainsi le Roi de la Marche revint victorieux de l’Ouest, à Dunhart, au pied des Montagnes Blanches. Là, il trouva déjà assemblé tout le restant des forces de son peuple ; car sitôt qu’ils eurent vent de sa venue, les capitaines chevauchèrent à sa rencontre au gué, portant des messages de Gandalf. Dúnhere, chef des habitants du Val de Hart, était à leur tête.
« Il y a trois jours à l’aube, sire, dit-il, Scadufax arriva comme un vent d’ouest à Edoras, et Gandalf réjouit nos cœurs avec la nouvelle de votre victoire. Mais il nous dit aussi votre consigne de hâter le rassemblement des Cavaliers. C’est alors que vint l’Ombre ailée. »
« L’Ombre ailée ? dit Théoden. Nous la vîmes aussi, mais c’était en pleine nuit, avant que Gandalf ne nous quitte. »
« Cela se peut, sire, répondit Dúnhere. Mais la même, ou une autre semblable à elle, une ténèbre volante en forme d’oiseau monstrueux, passa au-dessus d’Edoras ce matin-là, et tous les hommes furent saisis de peur. Car elle plongea sur Meduseld, et comme elle s’abaissait presque jusqu’au pignon, il y eut un cri qui nous glaça le cœur. C’est alors que Gandalf nous conseilla de ne pas nous assembler dans les champs, mais de vous rencontrer ici dans la vallée au pied des montagnes. Et il nous pria de ne plus allumer de lampes ni de feux, en dehors du strict nécessaire. Nous avons agi selon ses vœux. Il a parlé avec beaucoup d’autorité. C’est là, nous l’espérons, ce que vous auriez souhaité. On n’a pas vu au Val de Hart le moindre signe de ces choses maléfiques. »
« Tant mieux, dit Théoden. Je vais maintenant me rendre au Fort ; et avant de me reposer, j’y rencontrerai les maréchaux et capitaines. Qu’ils viennent à moi aussitôt que possible ! »
De là, la route partait droit vers l’est, coupant à travers la vallée qui, à cet endroit, ne pouvait faire plus d’un demi-mille de large. Des prés d’herbes folles s’étendaient tout autour, gris dans la nuit tombante ; mais devant lui, sur l’autre versant, Merry apercevait un mur d’aspect renfrogné, dernier prolongement des grandes racines du Starkhorn fendu par la rivière au cours des âges passés.