C’était l’heure du couchant, mais le manteau de ténèbres s’étendait à présent loin dans l’Ouest, et ce ne fut qu’au moment de sombrer dans la Mer que le Soleil reparut pour jeter un dernier rayon d’adieu avant la nuit, le même que vit Frodo à la Croisée des Routes, éclairant le front du roi déchu. Mais sur les champs du Pelennor, dans l’ombre du Mindolluin, ne vint aucun rayon : ils étaient bruns et mornes.
Pippin eut l’impression qu’il y avait déjà des années qu’il s’était assis là, à l’époque à demi oubliée où il était encore un hobbit, un voyageur au cœur léger que les périls rencontrés n’avaient jamais vraiment touché. Mais voilà qu’il était devenu un petit soldat dans une cité devant un grand assaut, vêtu à la manière de la Tour de Garde, fière mais sombre.
En d’autres temps et d’autres lieux, Pippin se fût sans doute réjoui de son nouveau costume ; mais il savait cette fois que ce n’était pas un jeu : il était réellement au service d’un maître aussi sévère qu’autoritaire, et il courait un grave danger. Le haubert était encombrant, et le casque pesait sur son crâne. Il s’était défait de sa cape, jetée sur le banc à côté de lui. Il détourna son regard fatigué des champs assombris avec un bâillement, puis il soupira.
« Vous êtes las de cette journée ? » demanda Beregond.
« Oui, très, répondit Pippin : épuisé d’attendre et de rester oisif. J’ai dû faire le pied de grue à la porte de la chambre de mon maître durant de longues heures, pendant qu’il débattait avec Gandalf, le Prince, et d’autres grands personnages. Et je n’ai pas l’habitude, maître Beregond, de servir le ventre vide pendant que d’autres mangent. C’est une dure épreuve pour un hobbit que celle-là. Vous direz sans doute que je devrais m’en faire honneur. Mais à quoi bon pareil honneur ? À quoi bon manger ou boire, en fait, sous cette ombre envahissante ? Pour quoi faire ? On dirait que l’air est comme une épaisse fumée brune ! Avez-vous souvent des nuages comme ceux-ci quand le vent souffle de l’Est ? »
« Non, dit Beregond, cela n’a rien d’une intempérie de la nature. C’est un artifice de Sa malignité ; une concoction de fumée de la Montagne du Feu, envoyée pour assombrir nos cœurs et nos conseils. Et elle y réussit, à l’évidence. Je voudrais bien voir rentrer le seigneur Faramir. Lui ne serait pas décontenancé. Mais maintenant, qui sait s’il reviendra jamais de ce côté du Fleuve, échappant à l’Obscurité ? »
« C’est vrai, dit Pippin, Gandalf s’inquiète aussi. Il était déçu, je crois, de ne pas trouver Faramir ici. Et lui-même, où est-il passé ? Il a quitté le conseil du Seigneur avant le repas de midi, et il ne semblait pas de très bonne humeur non plus, ai-je pensé. Il a peut-être un mauvais pressentiment. »
Mais tandis qu’ils parlaient, ils furent soudain frappés de mutisme, figés, eût-on dit, comme des pierres attentives. Pippin se recroquevilla, les mains sur les oreilles ; mais Beregond, qui se trouvait à regarder du haut des remparts en s’interrogeant sur Faramir, demeura cloué sur place, écarquillant des yeux stupéfiés. Pippin reconnut le cri effrayant qu’il venait d’entendre, celui-là même qu’il avait entendu longtemps auparavant dans la Marêche du Comté ; mais il avait gagné en puissance et en haine, perçant le cœur comme un désespoir contagieux.
Enfin, Beregond parla avec effort. « Ils sont là ! dit-il. Prenez courage et regardez ! Il y a des choses terribles là en bas. »
Hésitant, Pippin monta sur le banc et regarda par-dessus le mur. Le Pelennor se déployait devant lui, sombre et indistinct, jusqu’à la ligne à peine devinée du Grand Fleuve. Mais, tournoyant sous lui à mi-hauteur, telles des ombres de nuit surgies avant l’heure, il vit cinq horribles formes d’oiseaux, pareilles à des charognards mais plus grandes que des aigles, cruelles comme la mort, tantôt plongeant tout près des murs, presque à portée de tir, tantôt tourbillonnant au loin.
« Des Cavaliers Noirs ! murmura Pippin. Des Cavaliers Noirs des airs ! Mais regardez, Beregond ! s’écria-t-il. Ils cherchent quelque chose, assurément ? Voyez comme ils tournent et plongent, toujours vers cet endroit, là-bas ! Et voyez-vous ces choses qui bougent au sol ? Des points sombres. Oui, des hommes à cheval : quatre ou cinq. Ah ! je ne peux pas voir ça ! Gandalf ! Gandalf, sauvez-nous ! »
Un autre long cri strident s’éleva et retomba, et Pippin se jeta de nouveau derrière le mur, haletant comme un animal traqué. Il entendit, faible et lointaine à travers ce cri perçant, une sonnerie une trompette qui monta des terres et s’acheva sur une longue note aiguë.
« Faramir ! Le seigneur Faramir ! C’est son appel ! s’écria Beregond. Cœur vaillant ! Mais comment faire pour atteindre la Porte, si ces oiseaux démoniaques ont d’autres armes que la peur ? Mais voyez ! Ils tiennent bon. Ils vont atteindre la Porte. Non ! les chevaux s’emballent. Regardez ! les cavaliers sont jetés bas ; ils courent à pied. Non, l’un d’eux est toujours en selle, mais il revient vers les autres. C’est sans doute le Capitaine : il maîtrise aussi bien les bêtes que les hommes. Ah ! voilà une de ces créatures immondes qui plonge sur lui. À l’aide ! à l’aide ! Personne n’ira-t-il à son secours ? Faramir ! »
Sur ce, Beregond partit d’un bond et courut à travers la pénombre. Honteux de sa frayeur, alors que Beregond de la Garde songeait d’abord au capitaine qu’il aimait, Pippin se releva et regarda au-dehors. À ce moment, il vit jaillir du Nord un éclair blanc et argent, comme une petite étoile descendue dans le crépuscule des champs. Vive comme une flèche, elle grandissait en avançant, convergeant rapidement avec les quatre hommes fuyant vers la Porte. On eût dit qu’un halo de lumière l’environnait, que les ombres pesantes reculaient devant elle ; et comme elle s’approchait, il crut entendre, tel un écho entre les murs, une grande voix qui appelait.
« Gandalf ! s’écria-t-il. Gandalf ! Il apparaît toujours quand tout est au plus noir. Va ! Va, Cavalier Blanc ! Gandalf, Gandalf ! » cria-t-il avec ferveur, comme le spectateur d’une grande course exhortant un coureur pourtant bien au-delà de tout encouragement.
Mais les ombres tournoyantes s’étaient avisées de la présence du nouvel arrivant. L’une d’elles fonça vers lui ; mais Pippin crut le voir lever une main, et un trait de lumière blanche jaillit vers le ciel. Le Nazgûl poussa un long cri plaintif et vira soudainement ; puis les autres vacillèrent et, s’élevant en de vives spirales, ils filèrent à l’est et disparurent dans le bas nuage noir ; tandis que, sur les champs du Pelennor, les ténèbres parurent s’estomper un moment.
Sous le regard de Pippin, l’homme à cheval et le Cavalier Blanc se rejoignirent et s’arrêtèrent, attendant les autres qui venaient à pied. Des hommes de la Cité coururent alors à leur rencontre ; et tous passèrent bientôt hors de vue sous les murs extérieurs, sans doute en train de franchir la Porte. Devinant qu’ils monteraient aussitôt à la Tour pour voir l’Intendant, Pippin se rendit en toute hâte à l’entrée de la Citadelle. Là, il fut rejoint par de nombreux autres qui, comme lui, avaient observé la scène du haut des murs.
Avant peu, une clameur retentit dans les rues qui grimpaient des cercles extérieurs, une effusion de cris et de hourras où s’entendaient les noms de Faramir et de Mithrandir. Pippin entrevit bientôt des torches et, devant un grand attroupement, deux cavaliers au pas : l’un était en blanc mais ne brillait plus, pâle dans le crépuscule, comme si son éclat était épuisé ou voilé ; l’autre était sombre, et il courbait la tête. Ils mirent pied à terre ; et pendant que des palefreniers s’occupaient de Scadufax et de l’autre monture, ils allèrent trouver la sentinelle à la porte : Gandalf d’un pas décidé, sa cape grise rejetée en arrière, un feu couvant encore dans ses yeux ; l’autre, tout en vert, lentement, vacillant un peu, comme un homme éreinté ou blessé.