« Mais… », fit Pippin.
« Mais quoi ? demanda Gandalf. Je ne permettrai qu’un seul mais, ce soir. »
« Gollum, dit Pippin. Comment diable se fait-il qu’ils se promènent avec lui, qu’ils aillent jusqu’à le suivre ? Et j’ai bien vu que Faramir n’aimait pas plus que vous l’endroit où il les menait. Que se passe-t-il donc ? »
« Je ne puis vous répondre pour l’instant, dit Gandalf. Mais mon cœur me disait que Frodo et Gollum se rencontreraient avant la fin. Pour le bien ou pour le mal. Mais de Cirith Ungol, je ne parlerai pas ce soir. La traîtrise, voilà ce que je crains : la traîtrise de cette misérable créature. Mais les choses sont telles qu’elles sont. Rappelons-nous qu’un traître peut se trahir lui-même et causer un bienfait qu’il n’avait pas cherché. Cela arrive. Bonne nuit ! »
Le jour se leva dans un crépuscule brun, et le cœur des hommes, ragaillardi un temps par le retour de Faramir, retomba. On ne revit pas les Ombres ailées ce jour-là, mais de temps à autre, loin au-dessus de la cité, venait un faible cri, et la plupart restaient saisis comme d’une peur passagère, tandis que les moins intrépides pleuraient et tremblaient.
Et voilà que Faramir était reparti. « Ils ne lui laissent aucun repos, murmuraient certains. Le Seigneur exige trop de son fils, et maintenant, il doit accomplir le devoir des deux : le sien, et celui du fils qui ne reviendra pas. » Et les hommes regardaient sans cesse vers le nord, et demandaient : « Où sont les Cavaliers du Rohan ? »
Faramir, en vérité, n’était pas parti de son propre chef. Mais le Seigneur de la Cité était maître de son Conseil ; et ce jour-là, il n’était aucunement d’humeur à s’incliner devant autrui. Le Conseil s’était réuni tôt en matinée. Tous les capitaines avaient jugé qu’en raison de la menace du Sud, leur effectif était trop faible pour autoriser quelque action militaire de leur part, à moins que les Cavaliers du Rohan ne se décident enfin à leur prêter main-forte. Entre-temps, il s’agissait d’assurer la défense des murs et d’attendre.
« Il n’empêche, dit Denethor, que les ouvrages extérieurs ne doivent pas être abandonnés à la légère, notamment le Rammas édifié avec tant de peine. Et l’Ennemi doit payer chèrement la traversée du Fleuve. Il ne peut le faire, en force suffisante pour attaquer la Cité, ni au nord de Cair Andros à cause des marais, ni au sud, vers le Lebennin, de par la largeur des eaux : il lui faudrait pour cela de nombreuses embarcations. C’est à Osgiliath qu’il mettra tout son poids, comme auparavant, quand Boromir lui a refusé le passage. »
« Il ne s’agissait que d’un essai, dit Faramir. Aujourd’hui, nous pourrions lui causer dix fois nos pertes dans la conquête de ce passage et regretter tout de même l’échange. Car il lui coûterait moins de perdre une armée qu’à nous de perdre une compagnie. Et la retraite de ces hommes déployés au loin sera périlleuse, s’il gagne le passage en force. »
« Et qu’en est-il de Cair Andros ? dit le Prince. Il faudra tenir l’île aussi, si Osgiliath est défendue. N’oublions pas le danger sur notre flanc gauche. Peut-être les Rohirrim viendront-ils, peut-être que non. Mais Faramir nous a parlé des forces qui ne cessent d’affluer à la Porte Noire. Plus d’une armée pourrait en sortir, et tenter plus d’un passage à la fois. »
« La guerre ne va pas sans d’énormes risques, dit Denethor. Cair Andros a sa garnison, et on ne peut, pour le moment, y envoyer d’autres troupes. Mais je ne céderai pas le Fleuve ni le Pelennor sans une lutte acharnée – pas s’il est ici un capitaine qui ait encore le courage d’obéir à son seigneur. »
Alors, tous restèrent silencieux. Mais Faramir répondit enfin : « Je ne m’oppose pas à votre volonté, ô mon père. Puisque Boromir vous a été dérobé, j’irai et je ferai de mon mieux à sa place – si vous me l’ordonnez. »
« Je te l’ordonne », dit Denethor.
« Alors, adieu ! dit Faramir. Mais si je devais revenir, ayez meilleure opinion de moi ! »
« Tout dépend de la manière de ton retour », dit Denethor.
Ce fut Gandalf qui, le dernier, parla à Faramir avant son départ vers l’est. « N’allez pas sacrifier votre vie inconsidérément ou par amertume, lui dit-il. On aura besoin de vous ici, à d’autres fins que la guerre. Votre père vous aime, Faramir, et il s’en souviendra avant la fin. Adieu ! »
Ainsi le seigneur Faramir était de nouveau parti, entouré de tous ceux qui avaient consenti à le suivre ou qui n’étaient pas indispensables. Sur les murs, d’aucuns regardaient à travers la pénombre vers la ville en ruine, se demandant ce qui s’y passait, car on ne pouvait rien distinguer. Et d’autres, comme avant, regardaient au nord en comptant les lieues qui les séparaient de Théoden au Rohan. « Viendra-t-il ? Se souviendra-t-il de notre alliance ? » dirent-ils.
« Oui, il viendra, répondit Gandalf, même s’il devait arriver trop tard. Mais réfléchissez ! Dans le meilleur des cas, la Flèche Rouge ne peut lui être parvenue il y a plus de deux jours ; et les milles sont longs depuis Edoras. »
Il faisait de nouveau nuit quand la nouvelle arriva. Un homme revint des gués en hâte, disant qu’une armée était sortie de Minas Morgul et marchait déjà sur Osgiliath ; puis des régiments du Sud étaient venus grossir ses rangs, des Haradrim, grands et cruels. « Et nous avons appris, poursuivit le messager, que le Noir Capitaine est de nouveau à leur tête : la peur qu’il inspire l’a devancé au-delà du Fleuve. »
Ainsi s’acheva, sur ces mots de funeste augure, le troisième jour depuis l’arrivée de Pippin à Minas Tirith. Peu d’hommes se reposèrent, car l’espoir était mince que Faramir, même lui, pût tenir longtemps les gués.
Le lendemain, bien que l’obscurité fût à son comble et ne grandît pas davantage, elle pesait plus lourdement que jamais sur le cœur des hommes, et une grande peur les tenaillait. D’autres mauvaises nouvelles ne tardèrent pas à arriver. L’Ennemi avait gagné le passage de l’Anduin. Faramir se repliait sur les murs du Pelennor, ralliant ses hommes aux Forts de la Chaussée ; mais ses adversaires étaient dix fois plus nombreux.
« S’il parvient à se replier sur le Pelennor, ses ennemis seront sur ses talons, dit le messager. Ils ont payé chèrement le passage des eaux, mais pas autant que nous l’espérions. Le plan a été bien conçu, nous le voyons : voilà un bon moment qu’ils s’affairaient secrètement à construire une multitude de radeaux et de péniches à Osgiliath Est. Ils ont traversé dans un grand fourmillement. Mais c’est le Noir Capitaine qui nous tient en échec. Rares sont les hommes capables d’endurer la seule rumeur de sa venue. Ses propres serviteurs tremblent devant lui, et se donneraient la mort s’il le leur ordonnait. »
« Dans ce cas, ma présence sera plus utile là-bas », dit Gandalf ; et il s’en fut aussitôt à cheval, son éclat blanc ayant tôt fait de disparaître à la vue. Et durant toute cette nuit, Pippin, seul et incapable de dormir, se tint sur le rempart, tournant ses regards vers l’est.
Les cloches du matin, dérisoires dans les ténèbres persistantes, venaient à peine de retentir lorsqu’il vit monter au loin des flammes, d’un bout à l’autre des espaces sombres où s’élevaient les murs du Pelennor. Les guetteurs crièrent haut et fort, et tous prirent les armes dans la Cité. À présent, un éclair rouge venait de temps à autre, tandis que de sourds grondements montaient un à un dans l’air lourd.
« Ils ont pris le mur ! criaient les hommes. Ils le font sauter pour ouvrir des brèches. Ils arrivent ! »
« Où est Faramir ? s’écria Beregond d’une voix consternée. Ne me dites pas qu’il est tombé ! »
Gandalf revint avec les premières nouvelles. Il parut en milieu de matinée avec une poignée de cavaliers, escortant une file de charrettes. Elles étaient remplies de blessés : tous ceux qui avaient pu être sauvés de la ruine des Forts de la Chaussée. Dès son arrivée, il se rendit auprès de Denethor. Le Seigneur de la Cité s’était retiré avec Pippin dans une chambre haute au-dessus de la Salle de la Tour Blanche ; et par les fenêtres sombres, au nord, au sud et à l’est, il regardait de ses yeux noirs, comme pour percer les ombres du destin qui le cernaient tel un anneau. Il scrutait le Nord le plus souvent, s’arrêtant parfois pour écouter, comme si son oreille avait pu entendre, par le truchement d’un art ancien, le tonnerre des sabots au loin sur la plaine.