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Les Nazgûl revinrent. Leur Sombre Seigneur se levait et déployait toute sa puissance ; partant leurs voix, n’étant que l’expression de sa volonté et de sa malveillance, étaient empreintes de maléfice et d’horreur. Ils tournoyaient incessamment au-dessus de la Cité, comme des vautours criant après la chair des malheureux. S’ils restaient hors de vue, et hors de portée de tir, ils étaient toujours présents, et leurs voix mortelles déchiraient l’air. Elles devenaient toujours plus effroyables, non pas moins, à chaque nouveau cri ; et bientôt, les plus courageux se jetaient au sol quand la menace cachée les survolait ; ou bien ils restaient debout, laissant tomber leurs armes de leurs mains inertes, cependant que le noir engouffrait leur esprit ; et ils ne pensaient plus à la guerre, mais seulement à se cacher, à ramper, et à mourir.

Toute cette funeste journée, Faramir resta étendu dans la chambre de la Tour Blanche, perdu dans une fièvre délirante – mourant, dit un homme, et ce mot se répandit bientôt partout sur les murs et dans les rues. Et son père restait assis à son chevet et ne disait mot, mais se contentait d’observer, sans plus aucunement se soucier de la défense.

Pippin n’avait jamais connu d’heures aussi sombres, pas même entre les griffes des Uruk-hai. Il s’en tint au devoir qui lui incombait d’attendre les ordres du Seigneur ; et pour attendre, il attendit, presque oublié, debout à la porte de la chambre laissée dans l’ombre, maîtrisant ses propres craintes du mieux qu’il le pouvait. Et de sa place, il lui semblait que Denethor vieillissait à vue d’œil, comme si quelque chose avait eu raison de sa volonté orgueilleuse et de son esprit implacable. Peut-être était-ce le deuil, peut-être le remords. Il vit couler des larmes sur ce visage naguère impassible, des larmes plus insoutenables que le courroux.

« Ne pleurez pas, seigneur, balbutia-t-il. Peut-être qu’il se remettra. Avez-vous demandé à Gandalf ? »

« Ne me consolez pas avec un magicien ! dit Denethor. L’espoir de ce fou s’est éteint. L’Ennemi l’a trouvé, et son pouvoir grandit ; nos pensées mêmes lui sont exposées, et tous nos faits et gestes amènent notre ruine.

« J’ai envoyé mon fils, sans remerciement ni bénédiction, au-devant d’un péril inutile, et le voilà qui gît avec du poison dans les veines. Non, non, quoi qu’il advienne désormais à la guerre, ma lignée se meurt aussi : même la Maison des Intendants viendra à s’éteindre. Les derniers vestiges des Rois des Hommes seront gouvernés par des médiocrités, condamnés à rôder dans les collines jusqu’à ce que tous soient débusqués. »

Des hommes accoururent, criant à la porte, réclamant le Seigneur de la Cité. « Non, je ne descendrai pas, répondit celui-ci. Je dois rester auprès de mon fils. Il pourrait encore parler avant la fin. Mais elle est proche. Suivez qui vous voudrez, même le Fou Gris, bien que son espoir soit réduit à néant. Ici je reste. »

Ce fut donc Gandalf qui assuma le commandement de la dernière défense de la Cité du Gondor. Sa seule présence, où qu’il allât, redonnait du cœur aux hommes et chassait le souvenir des ombres ailées. Inlassablement, à grandes foulées, il allait de la Citadelle à la Porte, du nord au sud le long du mur ; et le Prince de Dol Amroth l’accompagnait dans sa brillante armure. Car lui et ses chevaliers se tenaient encore comme des seigneurs de franche lignée númenóréenne. « Il semble que les contes anciens ont du vrai, chuchotait-on en les voyant : ces hommes ont du sang elfique dans les veines, car il fut un temps où les gens de Nimrodel vivaient dans leur pays. » Et l’un d’eux de chanter dans la pénombre quelques vers du Lai de Nimrodel, ou d’autres chansons de la Vallée de l’Anduin des années disparues.

Et pourtant – dès qu’ils repartaient, les ombres se resserraient autour des hommes, leur cœur se glaçait, et la valeur du Gondor tombait en cendres. Ainsi, un demi-jour de peur laissa lentement place aux ténèbres d’une nuit sans espoir. Des feux ravageaient le premier cercle de la Cité sans pouvoir être maîtrisés, et, à bien des endroits, la garnison du mur extérieur était déjà coupée de toute retraite. Ceux qui demeuraient fidèles au poste étaient d’ailleurs fort peu nombreux : la plupart avaient fui au-delà de la deuxième porte.

Loin du front, on avait rapidement jeté un pont sur le Fleuve, et tout au long de la journée, les troupes et le matériel de guerre n’avaient cessé de se déverser sur l’autre rive. Enfin, à la minuit, l’assaut fut lâché. L’avant-garde franchit les tranchées de feu par maints sentiers tortueux que l’on avait laissés entre elles. L’ennemi, indifférent aux pertes encourues et encore massé en troupeaux, s’avança à portée de tir des archers du mur. Mais il restait trop peu d’entre eux en vérité pour causer d’importants ravages, encore que la lueur des feux eût révélé de nombreuses cibles à des archers de premier plan comme il s’en trouvait autrefois au Gondor. Alors, voyant que la valeur de la Cité faisait déjà défaut, l’invisible Capitaine déploya toute sa force. Lentement, les grandes tours de siège construites à Osgiliath se mirent en branle à travers les ténèbres.

De nouveaux messagers se présentèrent à la chambre de la Tour Blanche, et Pippin les laissa entrer, car ils se montraient pressants. Denethor, toujours concentré sur le visage de Faramir, détourna lentement la tête et les regarda en silence.

« Le premier cercle de la Cité est en flammes, seigneur, dirent-ils. Quels sont vos ordres ? Vous êtes toujours notre Seigneur et Intendant. Tous ne veulent pas suivre Mithrandir. Les hommes fuient et laissent nos murs sans défense. »

« Pourquoi ? Pourquoi ces imbéciles fuient-ils ? dit Denethor. Autant brûler plus tôt que tard, car brûler il nous faut. Retournez à votre feu de joie ! Moi ? J’irai maintenant à mon bûcher. Mon bûcher ! Point de tombeau pour Denethor et Faramir. Point de tombeau ! À d’autres le lent et long sommeil de mort embaumée. Nous brûlerons comme les rois païens, devant qu’un premier navire ne vînt ici de l’Ouest. L’Ouest a échoué. Retournez brûler ! »

Sans répondre ni saluer, les messagers tournèrent les talons et s’enfuirent.

Alors Denethor se leva, lâchant la main fiévreuse de Faramir qu’il avait tenue dans la sienne. « Il brûle, il brûle déjà, dit-il tristement. La demeure de son esprit s’écroule. » Et, s’avançant doucement vers Pippin, il abaissa son regard vers lui.

« Adieu ! dit-il. Adieu, Peregrin fils de Paladin ! Votre service aura été bref ; maintenant, il tire à sa fin. Je vous dispense du peu qui reste à faire. Partez, maintenant : allez mourir comme bon vous semblera. Et avec qui vous voudrez, même cet ami dont la folie vous a livré à cette mort. Allez quérir mes serviteurs et partez. Adieu ! »

« Je refuse de vous dire adieu, monseigneur », dit Pippin, s’agenouillant. Puis soudain, retrouvant sa manière de hobbit, il se leva et regarda le vieil homme dans les yeux. « Je prendrai congé de vous, messire, dit-il ; car je désire vivement voir Gandalf, je l’avoue. Mais il n’a rien d’un fou ; et je ne songerai pas à mourir avant que lui ne désespère de vivre. Je ne souhaite pas pour autant être libéré, ni de ma parole, ni du service qui me lie à vous, tant que vous vivrez. Et s’ils viennent à investir la Citadelle, j’espère être ici à vos côtés, et peut-être mériter les armes que vous m’avez données. »

« Comme vous voudrez, maître Demi-Homme, dit Denethor. Mais ma vie est brisée. Faites venir mes serviteurs ! » Il se tourna de nouveau vers Faramir.

Pippin le quitta et fit venir les serviteurs, qui accoururent : six hommes de la maison, beaux et forts ; pourtant, ils tremblaient d’être appelés. Mais Denethor leur demanda calmement de mettre des couvertures chaudes sur le lit de Faramir et de le soulever. Ce qu’ils firent ; et ils le portèrent hors de la chambre. Ils marchaient lentement, de manière à troubler le repos du malade aussi peu que possible, et Denethor, à présent courbé sur un bâton, les suivait ; Pippin fermait la marche.