Ils sortirent de la Tour Blanche tel un cortège funèbre sous la grande obscurité et le nuage flottant, que des éclairs d’un rouge terne éclairaient par en dessous. Ils traversèrent lentement la grande cour ; et sur un mot de Denethor, ils s’arrêtèrent près de l’Arbre Desséché.
Tout était silencieux, hormis la rumeur de guerre dans la Cité en contrebas ; et les gouttes d’eau s’entendaient, tombant des branches mortes et tintant tristement dans l’eau sombre. Puis ils passèrent la porte de la Citadelle sous le regard ahuri et consterné de la sentinelle en faction. Tournant vers l’ouest, ils arrivèrent enfin à un portail dans le mur arrière du sixième cercle. Cette porte se nommait Fen Hollen, car elle était toujours fermée, sauf lors de funérailles, et seul le Seigneur de la Cité pouvait la franchir, hormis ceux qui portaient l’insigne des tombeaux et qui s’occupaient des demeures des morts. Au-delà, un chemin sinueux descendait en lacets vers l’étroite corniche où se trouvaient, dans l’ombre des escarpements du Mindolluin, les demeures des Rois morts et de leurs Intendants.
Un portier était assis dans un petit pavillon à l’entrée, et il s’avança d’un air craintif, une lanterne à la main. Sur l’ordre du Seigneur, il leur ouvrit la porte, laquelle pivota en silence pour les laisser passer ; et ils entrèrent, prenant la lanterne de la main du portier. Il faisait sombre sur la route escarpée, entre les murs anciens et les balustrades à colonnettes que laissait entrevoir le faisceau de la lampe oscillant de part et d’autre. Leurs pas lents résonnaient sur les pavés tandis qu’ils descendaient, toujours plus bas, jusqu’à la Rue Silencieuse, Rath Dínen, entre les dômes pâles et les salles vides et les images sculptées d’hommes depuis longtemps partis ; et ils entrèrent dans la Maison des Intendants et y déposèrent leur fardeau.
Pippin, regardant alentour d’un air inquiet, vit qu’il se trouvait dans une vaste chambre voûtée – drapée, eût-on dit, dans les ombres immenses que jetait la petite lanterne sur ses murs enveloppés de deuil. Plusieurs rangées de tables sculptées dans le marbre s’offraient obscurément à la vue ; et sur chacune d’elles était couchée une forme endormie, les bras repliés, la tête reposant sur la pierre. Mais l’une des tables tout près était large et nue. Sur un geste de Denethor, ils y étendirent Faramir et son père, côte à côte, sous une unique couverture ; après quoi ils se tinrent auprès d’eux, courbant la tête, tels des veilleurs autour d’un lit de mort. Denethor parla alors à voix basse.
« Nous attendrons ici, dit-il. Mais n’appelez pas les embaumeurs. Apportez-nous du bois prêt à brûler, placez-le tout alentour et en dessous ; puis versez-y de l’huile. Et à mon commandement, jetez-y une torche. Faites ce que je vous ordonne et ne me parlez plus. Adieu ! »
« Avec votre permission, seigneur ! » s’écria Pippin, et il se retourna et s’enfuit, épouvanté, de la chambre mortuaire. « Pauvre Faramir ! pensa-t-il. Je dois trouver Gandalf. Pauvre Faramir ! Sans doute qu’il a bien plus besoin d’un remède que de larmes. Oh ! où trouver Gandalf ? En plein cœur de l’action probablement ; et il n’aura pas de temps à consacrer aux mourants ni aux fous. »
À la porte, il se tourna vers l’un des serviteurs qui étaient restés pour la surveiller. « Votre maître n’a pas toute sa tête, dit-il. Prenez votre temps ! N’apportez aucun feu ici tant que Faramir sera en vie ! Ne faites rien avant que Gandalf ne vienne ! »
« Qui est le maître de Minas Tirith ? répondit l’homme. Le seigneur Denethor ou l’Errant Gris ? »
« L’Errant Gris ou personne, on dirait bien », dit Pippin, et il remonta le chemin en lacets du plus vite qu’il le put, passa sous le regard ahuri du portier, sortit, puis gagna l’entrée de la Citadelle. La sentinelle le héla au passage et il reconnut la voix de Beregond.
« Où allez-vous comme ça, maître Peregrin ? » cria-t-il.
« Trouver Mithrandir », répondit Pippin.
« Les commissions du Seigneur sont urgentes, et je ne voudrais en aucun cas les entraver, dit Beregond ; mais dites-moi vite, si vous le pouvez : que se passe-t-il là-bas ? Où mon Seigneur est-il allé ? Je viens d’arriver à mon poste, mais j’ai entendu dire qu’il s’est rendu à la Porte Close et que des hommes transportaient Faramir devant lui. »
« Oui, dit Pippin, à la Rue Silencieuse. »
Beregond baissa la tête pour mieux cacher ses pleurs. « On disait qu’il était mourant, soupira-t-il, et maintenant il est mort. »
« Non, dit Pippin, pas encore. Et sa mort peut encore être évitée, selon moi. Mais, Beregond, le Seigneur de la Cité est tombé avant la prise de sa cité. Il cherche la mort et est dangereux. » Pippin lui rapporta brièvement les paroles et les actes étranges de Denethor. « Je dois trouver Gandalf au plus vite. »
« Dans ce cas, il vous faut descendre à la bataille. »
« Je sais. Le Seigneur m’a donné la permission de m’absenter. Mais faites quelque chose, Beregond, si vous le pouvez, pour empêcher qu’un drame ne se produise. »
« Le Seigneur ne permet pas à ceux qui portent le noir et argent de quitter leur poste sous aucun motif, sauf sur son commandement. »
« Eh bien, il vous faudra choisir entre vos ordres et la vie de Faramir, dit Pippin. Et pour vos ordres, je pense que vous avez affaire à un fou, non à un seigneur. Je dois y aller. Je vais revenir, si je peux. »
Il dévala le long des rues vers les cercles extérieurs. Des hommes le croisaient en chemin, fuyant l’incendie, et certains remarquaient sa livrée et se retournaient pour l’appeler, mais il ne fit pas attention à eux. Enfin, il passa la Deuxième Porte, au-delà de laquelle de grands feux jaillissaient entre les maisons. Pourtant, tout était étrangement silencieux. Aucun bruit, ni clameur ni fracas d’armes ne montait à ses oreilles. Puis soudain, il y eut un cri affreux, suivi d’une terrible secousse : un choc sourd et profond qui résonna dans la Cité. Luttant contre une bouffée de peur et d’horreur dont la violence le mit presque à genoux, Pippin tourna un coin et déboucha sur la grande place derrière la Porte de la Cité. Il s’arrêta net. Il avait trouvé Gandalf ; mais il recula d’effroi et se tapit dans l’ombre.
Depuis la minuit, le grand assaut s’était poursuivi. Les tambours roulaient. Du nord comme du sud, les compagnies ennemies déferlaient et se pressaient contre les murs. De grandes bêtes venaient également, telles des maisons ambulantes à la lueur vacillante des flammes : les mûmakil du Harad tirant parmi les rangs et au milieu des feux d’énormes tours et engins. Mais ce qu’elles faisaient, et combien risquaient d’être abattues, leur Capitaine ne semblait guère s’en soucier ; il comptait seulement éprouver la force de la défense, et tenir les hommes du Gondor occupés à de nombreux endroits. Car c’était sur la Porte qu’il appliquerait son plus grand poids. Si forte fût-elle, de fer et d’acier, flanquée de tours et de bastions de pierre irréductible, c’était pourtant la clef, le point faible de toute cette haute et impénétrable muraille.
Les tambours roulèrent de plus belle. Les flammes montèrent. De lourds engins s’avancèrent sur le champ de bataille ; et au milieu était un énorme bélier, gros comme un arbre de cent pieds, qui se balançait sur de grandes chaînes. Longue avait été sa mise en œuvre dans les sombres forges du Mordor, et sa hideuse tête, fondue d’acier noir, était à l’image d’un loup altéré de sang ; des sorts de ruine y étaient apposés. Ils l’avaient nommé Grond, en souvenir du Marteau des Enfers du temps jadis. De grandes bêtes le tiraient, des orques l’entouraient, et des trolls des montagnes venaient derrière lui pour le faire jouer.