Denethor faisait penser à un grand magicien, beaucoup plus que Gandalf, en fait : plus royal, plus beau, plus puissant ; plus vieux aussi. Néanmoins, par un sens autre que la vue, Pippin percevait que Gandalf détenait le plus grand pouvoir, la sagesse la plus profonde, et une majesté voilée. Et il était plus vieux, beaucoup plus vieux. « De combien plus vieux ? » se demanda-t-il ; mais le plus étrange était qu’il ne s’était jamais posé la question avant. Barbebois leur avait parlé des magiciens, mais, même alors, il ne s’était pas avisé que Gandalf pouvait être considéré comme tel. Qu’était Gandalf ? Dans quel lieu reculé, à quelle époque lointaine était-il venu au monde, et quand le quitterait-il ? Puis le hobbit sortit de sa rêverie, et il vit que Denethor et Gandalf étaient toujours à s’entreregarder, comme si chacun lisait dans les pensées de l’autre. Mais ce fut Denethor qui, le premier, détourna le regard.
« Oui, reprit-il ; car bien que les Pierres soient perdues, dit-on, la vue des seigneurs du Gondor reste tout de même plus pénétrante que celle des hommes de moindre stature, et bien des messages leur parviennent. Mais asseyez-vous, à présent ! »
Des hommes apportèrent alors une chaise et un tabouret bas, et, sur un plateau, une cruche et des coupes d’argent, ainsi que des gâteaux blancs. Pippin s’assit, sans pouvoir détourner le regard du vieux seigneur. Était-ce le fruit de son imagination, ou bien y avait-il eu dans l’œil de Denethor un soudain reflet dirigé vers lui, lorsqu’il avait été question des Pierres ?
« Maintenant, faites-moi votre récit, mon homme-lige, dit Denethor d’un ton mi-bienveillant, mi-moqueur. Car les paroles seront certes bienvenues, de qui s’est attiré de la part de mon fils une si grande considération. »
Pippin n’oublia jamais cette heure passée dans la grande salle sous le regard perçant du Seigneur du Gondor, souvent taraudé par ses habiles questions, et toujours conscient de la présence de Gandalf à ses côtés, écoutant, observant, et (se dit Pippin) tentant de contenir une colère et une impatience grandissantes. Une fois l’heure écoulée, quand Denethor donna un nouveau coup de gong, Pippin était à bout. « Il ne peut pas être plus de neuf heures, se dit-il. Je pourrais maintenant engloutir trois petits déjeuners de suite. »
« Conduisez le seigneur Mithrandir aux appartements préparés pour lui, dit Denethor. Son compagnon peut loger avec lui pour le moment, s’il le désire. Mais qu’il soit dit et su que je l’ai attaché à mon service ; il sera connu sous le nom de Peregrin fils de Paladin, et les mots de passe secondaires lui seront enseignés. Faites savoir aux Capitaines qu’ils seront attendus ici, aussitôt que possible dès la troisième heure sonnée.
« Et vous, monseigneur Mithrandir, pourrez venir aussi, à l’heure et en la qualité que vous voudrez. Nul ne vous empêchera de venir à moi à tout moment, sauf dans mes brèves heures de sommeil. Laissez passer votre colère contre la folie d’un vieil homme, et revenez pour mon réconfort ! »
« Folie ? dit Gandalf. Non pas, monseigneur. Quand vous serez gâteux, vous mourrez. Même votre deuil peut vous servir de manteau. Croyez-vous que je ne sache pas pourquoi vous interrogez pendant une heure celui de nous deux qui en sait le moins, pendant que je reste assis en retrait ? »
« Si vous le comprenez, soyez satisfait, repartit Denethor. Fol est celui qui par orgueil dédaignerait votre aide et vos conseils en pareille nécessité ; mais vous dispensez vos bienfaits selon vos propres desseins. Or, le Seigneur du Gondor ne saurait se faire l’instrument des desseins des autres, aussi nobles soient-ils. Et pour lui, il n’est pas de cause plus élevée de nos jours dans le monde que celle du Gondor ; et l’autorité du Gondor, monseigneur, m’est échue à moi et à nul autre, sauf si le roi revenait. »
« Si le roi revenait ? répéta Gandalf. Eh bien, monseigneur l’Intendant, votre tâche n’est-elle pas de conserver une parcelle de royaume en prévision de cet événement, que peu de gens espèrent encore voir ? Pour ce faire, vous recevrez toute l’aide qu’il vous plaira de demander. Mais je dirai ceci : aucun royaume n’est sous mon autorité, ni le Gondor ni aucun autre, grand ou petit. Toutes choses de valeur dans le monde, toutes celles qui sont aujourd’hui en péril, voilà ce qui m’occupe. Et pour ma part, je n’aurai pas entièrement failli à ma tâche, le Gondor dût-il disparaître, s’il survit à cette nuit la moindre chose encore capable de beauté, ou de porter fleurs et fruits dans les jours à venir. Car je suis moi-même un intendant. Ne le saviez-vous pas ? » Et sur ce, il se détourna et sortit de la salle à grands pas, et Pippin le suivit, courant à ses côtés.
Gandalf ne lui adressa pas un mot en chemin, ni le moindre regard. Leur guide les accueillit aux portes de la salle, puis il leur fit traverser la Cour de la Fontaine jusqu’à une ruelle entre de hauts édifices de pierre. Après plusieurs tournants, ils arrivèrent à une maison située près du mur nord de la citadelle, non loin de l’épaulement qui reliait la colline à la montagne. À l’intérieur, il les mena par un long escalier sculpté au premier étage au-dessus de la rue et à une jolie pièce, claire et aérée, décorée de belles tentures d’un tissu uni, aux reflets d’or mat. Sommairement meublée, elle n’était pourvue que d’une petite table, avec deux chaises et un banc ; mais deux alcôves étaient aménagées de chaque côté, fermées par des rideaux, et à l’intérieur se trouvaient des lits bien fournis, ainsi que des récipients et des cuvettes pour se laver. Trois hautes fenêtres étroites regardaient au nord par-dessus la grande boucle de l’Anduin, encore enveloppé de brumes, vers les Emyn Muil et le lointain Rauros. Pippin dut monter sur le banc afin de regarder par-dessus le large rebord de pierre.
« Êtes-vous fâché contre moi, Gandalf ? demanda-t-il, alors que leur guide sortait et refermait la porte. J’ai fait de mon mieux. »
« Assurément ! » dit Gandalf avec un rire soudain ; et le vieillard s’approcha et se tint près de lui, posant son bras sur ses épaules et regardant par la fenêtre. Pippin tourna un regard quelque peu étonné vers le visage maintenant tout près du sien, car le son de ce rire avait été joyeux. Il ne vit là d’abord que des plis de chagrin et d’inquiétude ; mais en y regardant plus attentivement, il perçut que sous les traits du magicien se cachait une grande gaîté : une fontaine de joie capable de soulever tout un royaume d’allégresse, dût-elle jaillir soudain.
« Assurément, vous avez fait de votre mieux, reprit le magicien ; et j’espère qu’il faudra longtemps avant de vous voir de nouveau pris entre deux aussi terribles vieillards. N’empêche, le Seigneur du Gondor aura plus appris de vous que vous ne le croyez, Pippin. Vous n’avez pas pu lui cacher que Boromir n’a pas dirigé la Compagnie au sortir de la Moria, qu’il y avait parmi vous une personne de haut rang qui se rendait à Minas Tirith, et qu’elle maniait une épée de renom. Au Gondor, on pense beaucoup aux histoires de l’ancien temps ; et Denethor a longuement médité les vers où il était question du Fléau d’Isildur, depuis que Boromir est parti.
« Il n’est pas semblable aux hommes de son temps, Pippin ; et quelle que soit sa lignée de père en fils, le hasard a voulu que le sang de l’Occidentale coule en lui presque franc ; comme c’est le cas chez son deuxième fils, Faramir, mais non chez Boromir, son préféré. Il a la vue longue. Il peut discerner, pour peu qu’il y dirige sa volonté, une grande part de ce qui agite l’esprit des hommes, même ceux qui demeurent au loin. Il est difficile de l’abuser, et périlleux d’essayer.