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À ce moment, Sam sentit la terre trembler sous lui, et il entendit ou perçut un lointain et profond grondement, comme un tonnerre emprisonné sous terre. Une flamme rouge clignota rapidement sous les nuages et mourut aussitôt. La Montagne aussi dormait d’un sommeil agité.

La dernière étape de leur voyage jusqu’à l’Orodruin arriva, et ce fut un tourment plus grand que tout ce que Sam avait jamais cru pouvoir endurer. Il souffrait, et il était si assoiffé qu’il ne parvenait même plus à avaler la moindre bouchée. Le ciel demeura sombre, mais les fumées de la Montagne n’étaient pas les seules responsables : un orage semblait imminent et, loin au sud-est, sous les cieux noirs, se voyait un chatoiement d’éclairs. Pire que tout, l’air était rempli de vapeurs délétères ; la respiration était pénible et douloureuse, et ils étaient pris d’étourdissements, de sorte qu’ils vacillaient sur leurs jambes et tombaient souvent. Mais leur volonté ne fléchissait pas, et ils continuaient malgré tout.

La Montagne ne cessait d’approcher, à tel point que, s’ils levaient leurs têtes lourdes, sa vaste forme emplissait toute leur vue : un gigantesque amas de cendres, de scories et de pierre calcinée, au milieu duquel s’élevait un cône aux flancs abrupts, perçant les nuages. Avant que cette journée crépusculaire ne fût terminée et la nuit véritable revenue, ils avaient rampé et trébuché jusqu’à son pied même.

Avec un râle, Frodo se jeta sur le sol. Sam s’assit auprès de lui. À sa surprise, il se sentait fatigué mais plus léger, et ses idées semblaient s’être de nouveau éclaircies. Aucun débat intérieur ne le troublait plus. Tous les arguments du désespoir lui étaient connus, et il refusait d’y prêter l’oreille. Sa volonté était arrêtée, et seule la mort pourrait la briser. Il ne se sentait plus aucun désir ni besoin de dormir, mais plutôt un besoin de vigilance. Il savait que tous les risques et les périls confluaient désormais vers un même point : le jour suivant serait un jour fatidique, celui de l’ultime effort ou du désastre final, le dernier sursaut.

Mais quand viendrait-il ? La nuit paraissait sans fin et en dehors du temps ; les minutes tombaient mortes, l’une après l’autre, sans jamais s’additionner en heures, sans apporter aucun changement. Sam commença à se demander si une seconde obscurité avait débuté et si aucun jour viendrait jamais. Enfin, cherchant à tâtons, il trouva la main de Frodo. Elle était froide et tremblante. Son maître frissonnait.

« J’aurais pas dû me débarrasser de ma couverture », marmonna Sam ; et, s’allongeant auprès de Frodo, il voulut le réconforter avec ses bras et son corps. Puis le sommeil le prit, et la lueur crépusculaire du dernier jour de leur quête les trouva côte à côte. Le vent était tombé la veille en se détournant de l’Ouest. Il soufflait à présent du nord et se mit à fraîchir ; et lentement, la lumière d’un Soleil invisible filtra jusque dans les ombres où étaient étendus les hobbits.

« En avant ! En avant pour le dernier sursaut ! » dit Sam en se remettant péniblement sur pied. Il se pencha sur Frodo et le réveilla doucement. Frodo gémit ; mais par un terrible effort de volonté, il se releva, chancelant ; puis il retomba à genoux. Il leva les yeux avec difficulté vers les pentes sombres du Mont Destin qui se dressaient au-dessus de lui, puis il se mit à ramper, pitoyablement, à quatre pattes.

Sam l’observa et pleura intérieurement, mais aucune larme ne monta à ses yeux secs et irrités. « J’ai dit que je le porterais, quitte à me briser le dos, murmura-t-il, et je le ferai ! »

« Allons, monsieur Frodo ! s’écria-t-il. Je peux pas le porter à votre place, mais je peux vous porter, vous, et lui en même temps. Alors relevez-vous ! Allons, cher monsieur Frodo ! Sam va vous emmener en promenade. Dites-lui juste où aller, et il ira. »

Tandis que Frodo s’accrochait à son dos, les bras passés autour de son cou, les jambes tenues fermement sous ses aisselles, Sam se releva avec effort ; et à son grand étonnement, le fardeau lui parut léger. Il avait craint d’avoir à peine la force de soulever son maître seul, et de devoir supporter au surplus le poids horrible et accablant de l’Anneau maudit. Mais il n’en fut rien. Soit que Frodo fût à tel point amenuisé par ses longues souffrances, la blessure du poignard, le dard empoisonné, le chagrin et la peur, le voyage sans asile, soit qu’un dernier sursaut d’énergie eût été imparti à Sam, toujours est-il qu’il souleva Frodo sans plus de difficulté que s’il emmenait un enfant hobbit faire un tour sur son dos à travers les prés ou les pelouses du Comté. Il prit une grande respiration et se mit en route.

Ils avaient atteint le pied de la Montagne sur son côté nord, et un peu à l’ouest ; à cet endroit ses longues pentes grises, bien qu’accidentées, n’étaient pas raides. Frodo ne parlait pas, aussi Sam chemina-t-il de son mieux, sans rien pour le guider sinon la ferme intention de grimper aussi haut qu’il le pouvait, avant que ses forces lâchent et que sa volonté cède. Il se traîna en avant, encore et toujours plus haut, zigzagant de côté et d’autre afin d’adoucir la pente, manquant souvent de tomber la tête la première, et enfin rampant comme un escargot sous une trop lourde charge. Quand sa volonté ne put l’amener plus loin et qu’il sentit ses jambes se dérober sous lui, il s’arrêta et déposa doucement son maître à terre.

Frodo ouvrit les yeux et inspira profondément. La respiration était plus aisée au-dessus des vapeurs qui flottaient et tourbillonnaient en contrebas. « Merci, Sam, murmura-t-il d’une voix cassée. Est-ce encore loin d’où on est ? »

« J’en sais rien, dit Sam, parce que j’ignore où on va. »

Il regarda en arrière, il regarda en haut ; et il fut stupéfait de voir jusqu’où sa dernière poussée l’avait amené. La forme solitaire et menaçante de la Montagne avait paru plus haute qu’elle ne l’était en réalité. Sam constatait à présent qu’elle était moins élevée que les hauts cols de l’Ephel Dúath que Frodo et lui avaient dû franchir. La masse confuse et éboulée des épaulements de son large socle se dressait à environ trois mille pieds au-dessus de la plaine, et de là, sur une hauteur moitié moindre encore, pointait son haut cône central, tel un vaste four ou une épaisse cheminée surmontée d’un cratère échancré. Mais déjà, Sam avait escaladé plus de la moitié de la base, et la plaine du Gorgoroth paraissait sombre sous lui, drapée d’ombre et de fumée. Et il eût crié en regardant en haut, si sa gorge desséchée le lui avait permis ; car parmi les bosses et les saillies mouvementées au-dessus de lui, il voyait nettement un sentier ou une route. Telle une ceinture montant de l’ouest, elle venait, dessinait une ligne serpentine sur le flanc de la Montagne, et trouvait le bas du cône sur sa face est avant de disparaître de l’autre côté.

Sam ne pouvait voir son tracé inférieur immédiatement au-dessus de lui, car une pente abrupte s’élevait à ses pieds ; mais il se disait que s’il parvenait seulement à grimper un peu plus haut, Frodo et lui atteindraient ce chemin. Une lueur d’espoir lui revint. Ils pouvaient encore conquérir la Montagne. « Ma foi, il aurait pu être mis là par exprès ! pensa-t-il. S’il avait pas été là, j’aurais dû m’avouer vaincu en fin de compte. »

Le chemin n’avait pas été conçu exprès pour Sam. Lui-même ne le savait pas, mais il contemplait la Route de Sauron menant de Barad-dûr aux Sammath Naur, les Chambres du Feu. De l’immense porte sur la face ouest de la Tour Sombre, elle franchissait un profond abîme enjambé par un grand pont de fer, et, passant alors dans la plaine, elle parcourait une lieue entre deux gouffres fumants et rejoignait ainsi une longue chaussée en pente qui l’amenait sur le flanc est de la Montagne. De là, tournant, et ceignant toute sa vaste circonférence du sud au nord, elle parvenait enfin, sur les hauteurs du cône, mais encore loin du sommet fumant, à une ouverture sombre qui regardait à l’est, droit vers la Fenêtre de l’Œil de la forteresse de Sauron dans son manteau d’ombre. Souvent obstruée ou détruite par le tumulte des fourneaux de la Montagne, cette route était continuellement réparée et à nouveau dégagée par le labeur d’innombrables orques.