Deux jours seulement après le départ des Capitaines, la dame Éowyn demanda aux femmes qui la soignaient de lui apporter des vêtements, et elle ne souffrit aucune discussion mais se leva plutôt ; et quand elles l’eurent habillée, et eurent fixé son bras dans une écharpe de linge, elle-même se rendit auprès du Gardien des Maisons de Guérison.
« Monsieur, dit-elle, je ressens une grande agitation, et ne puis demeurer plus longtemps dans l’oisiveté. »
« Madame, répondit-il, vous n’êtes toujours pas guérie, et j’ai reçu ordre de vous soigner avec une attention particulière. Vous n’étiez pas censée sortir du lit avant sept jours encore, selon les instructions qu’on m’a données. Je vous supplie d’y retourner. »
« Je suis guérie, dit-elle, guérie dans ma chair tout au moins, sauf mon bras gauche, et il ne me gêne plus. Mais je vais bientôt retomber malade s’il n’est rien que je puisse faire. N’y a-t-il aucune nouvelle de la guerre ? Les femmes ne peuvent rien me dire. »
« Il n’y a aucune nouvelle, répondit le Gardien, sinon que les Seigneurs se sont rendus au Val de Morgul ; et l’on rapporte que le capitaine récemment venu du Nord est celui qui les mène. Un grand seigneur que cet homme, et un guérisseur au surplus ; et il me paraît plus qu’étrange que la main guérisseuse dût aussi porter l’épée. Il n’en va pas ainsi au Gondor de nos jours, encore que ce fût le cas autrefois, si les contes anciens ont du vrai. Mais il y a longtemps que nous autres guérisseurs ne cherchons plus qu’à recoudre les plaies laissées par les hommes d’épée. Non qu’il n’y ait suffisamment à faire sans leur apport : les maux et les malchances du monde sont bien assez nombreux sans qu’il soit besoin de guerres pour les multiplier. »
« Il n’est besoin que d’un seul adversaire pour engendrer une guerre, maître Gardien, répondit Éowyn. Et ceux qui n’ont pas d’épées peuvent quand même tomber sous les lames. Voudriez-vous que les gens du Gondor se bornent à rassembler vos herbes, tandis que le Seigneur Sombre rassemble des armées ? Et il n’est pas toujours bon d’être guéri dans sa chair. Pas plus qu’il n’est toujours mauvais de tomber au combat, fût-ce dans d’atroces souffrances. Si cela m’était permis, en cette heure funeste je choisirais plutôt cela. »
Le Gardien la considéra un moment. Elle se tenait là, altière, les yeux brillants dans un visage d’albâtre, le poing crispé sur son côté droit tandis qu’elle regardait par la fenêtre donnant sur l’est. Il soupira et secoua la tête. Après un silence, elle le regarda de nouveau en face.
« N’y a-t-il rien à accomplir ? lui dit-elle. Qui dirige cette Cité ? »
« Je ne le sais pas très bien, répondit-il. Ces choses ne sont pas de mon ressort. Un maréchal est à la tête des Cavaliers du Rohan ; et le seigneur Húrin, me dit-on, dirige les hommes du Gondor. Mais le seigneur Faramir est le légitime Intendant de cette Cité. »
« Où puis-je le trouver ? »
« Ici même, madame. Il fut grièvement blessé, mais il se trouve désormais sur le chemin de la guérison. Bien que je ne sache pas… »
« Me conduirez-vous à lui ? Alors, vous saurez. »
Le seigneur Faramir marchait seul au jardin des Maisons de Guérison, la lumière du soleil le réchauffait, et il sentait la vie affluer de nouveau dans ses veines ; mais il avait le cœur lourd, et son regard se portait vers l’est au-dessus des murailles. Et le Gardien se rendit à lui et prononça son nom ; alors, se retournant, il aperçut la dame Éowyn du Rohan, et la pitié remua son cœur, car il vit qu’elle était blessée, et son œil clairvoyant perçut le chagrin et l’agitation qui la hantaient.
« Monseigneur, dit le Gardien, voici la dame Éowyn du Rohan. Elle chevauchait avec le roi et fut gravement blessée, ce pourquoi elle est sous ma charge. Mais elle n’est pas satisfaite, et elle désire parler à l’Intendant de la Cité. »
« Ne vous méprenez pas sur ce qu’il dit, seigneur, intervint Éowyn. Ce n’est pas le manque de soins qui me chagrine. On ne pourrait souhaiter plus bel endroit pour qui désire être guéri. Mais je ne puis rester dans l’oisiveté, désœuvrée, en cage. J’ai voulu trouver la mort au combat. Mais je ne suis pas morte, et la bataille se poursuit. »
Sur un geste de Faramir, le Gardien salua et se retira. « Qu’attendez-vous de moi, madame ? demanda Faramir. Car je suis moi-même prisonnier des guérisseurs. » Il la regarda et, en homme enclin à la pitié, il crut que sa beauté imprégnée de chagrin allait lui transpercer le cœur. Et elle le regarda, et malgré la grave tendresse qu’elle lisait dans ses yeux, elle sut, pour avoir grandi au milieu de guerriers, que c’était là un homme qu’aucun Cavalier de la Marche ne pourrait surpasser au combat.
« Que désirez-vous ? dit-il de nouveau. Si c’est en mon pouvoir, je vais vous l’obtenir. »
« Je voudrais que vous interveniez auprès de ce Gardien, pour qu’il me laisse partir », répondit-elle ; mais si sa contenance était encore haute, son cœur vacilla et, pour la première fois, elle douta d’elle-même. Elle craignit que cet homme de fière stature, à la fois sévère et doux, la crût simplement capricieuse, comme une enfant qui n’aurait pas la constance de mener une tâche fastidieuse à son terme.
« Je suis moi-même sous la responsabilité du Gardien, répondit Faramir. Et je n’ai toujours pas endossé mon autorité dans la Cité. Mais si je l’avais fait, j’écouterais tout de même son conseil, et je ne m’opposerais pas à sa volonté en ce qui touche à la connaissance de son art, sauf en cas d’extrême nécessité. »
« Mais je ne souhaite pas la guérison, répondit-elle. Je désire aller à la guerre comme mon frère Éomer, ou mieux, comme le roi Théoden, car il est mort et a trouvé l’honneur et la paix. »
« Il est trop tard, madame, pour suivre les Capitaines, même si vous en aviez la force, dit Faramir. Mais tous peuvent encore trouver la mort au combat, qu’ils le désirent ou non. Vous serez mieux préparée à l’affronter à votre manière si, pour le temps qui reste, vous vous pliez aux ordres du Guérisseur. Il nous faut, vous et moi, souffrir les heures d’attente avec patience. »
Elle ne répondit pas, mais comme il la regardait, il lui sembla que quelque chose en elle s’adoucissait, comme si une terrible gelée s’avouait vaincue aux tout premiers présages du Printemps. Une larme monta à l’œil de la jeune femme et ruissela sur sa joue, telle une goutte de pluie miroitante. Sa tête fière se courba quelque peu. Puis, doucement, comme si elle s’adressait à elle-même plutôt qu’à lui : « Mais les guérisseurs voudraient que je reste alitée pendant encore une semaine, dit-elle. Et ma fenêtre ne donne pas sur l’est. » Sa voix était à présent celle d’une fille, jeune et chagrine.
Faramir sourit, mais son cœur se gonfla de pitié. « Votre fenêtre ne donne pas sur l’est ? dit-il. Cela peut s’arranger. En cela, j’interviendrai auprès du Gardien. Si vous voulez bien demeurer ici sous notre garde, madame, et prendre le repos qu’il vous faut, alors vous pourrez marcher à loisir dans ce jardin ensoleillé ; et vous pourrez contempler l’est, où sont allés tous nos espoirs. Et vous me trouverez ici, à marcher et à attendre, et à contempler l’est comme vous. Cela apaiserait mon souci si vous daigniez parler avec moi, ou marcher quelquefois en ma compagnie. »
Alors, elle leva la tête et le regarda de nouveau dans les yeux ; et son pâle visage prit un peu de couleur. « Comment apaiserais-je votre souci, monseigneur ? demanda-t-elle. Et je ne désire pas la compagnie des vivants. »