Le lendemain, ils passèrent en Dunlande du Nord, un agréable pays de verdure, bien qu’à présent dépeuplé. Septembre arriva avec ses jours dorés et ses nuits d’argent, et ils chevauchèrent en toute tranquillité jusqu’à la Rivière aux Cygnes, qu’ils franchirent par le vieux gué à l’est des chutes où elle plongeait subitement dans les basses terres. Loin à l’ouest, une brume s’étendait sur les mares et les îlots parmi lesquels elle serpentait jusqu’au Grisfleur : là, nichait une multitude de cygnes dans un pays de roseaux.
Ils passèrent donc en Eregion, et un beau matin parut enfin, luisant au-dessus de brumes chatoyantes ; et regardant depuis leur campement sur une colline basse, les voyageurs virent s’éclairer trois hautes cimes qui s’élevaient dans le ciel de l’est à travers des nuages flottants : Caradhras, Celebdil et Fanuidhol. Ils étaient parvenus à la hauteur des Portes de la Moria.
Ils demeurèrent à cet endroit sept jours durant, car voici qu’approchait le moment d’une autre séparation difficile. Celeborn, Galadriel et leur suite se tourneraient bientôt vers l’est pour franchir la Porte de Cornerouge et ainsi redescendre par l’Escalier de Ruisselombre jusqu’à l’Argentine aux frontières de leur pays. Ils avaient jusque-là emprunté les chemins de l’ouest, car ils avaient maintes choses à discuter avec Elrond et Gandalf ; mais ici encore, ils restèrent longtemps en conversation avec leurs amis. Souvent, bien après que les hobbits eurent succombé au premier sommeil, ils s’asseyaient ensemble sous les étoiles à se remémorer les âges passés, et toutes les joies et les épreuves qu’ils avaient connues dans le monde, ou à tenir conseil sur les jours à venir. Si quelque voyageur était passé par là, il n’aurait pu voir ni entendre grand-chose, tout au plus une vision de formes grises, sculptées dans la pierre en mémoire de gens oubliés, perdus à présent au milieu de terres inhabitées. Car ils ne bougeaient pas, non plus qu’ils ne parlaient avec la bouche, regardant d’esprit à esprit ; et seuls leurs yeux lumineux étincelaient et s’animaient au va-et-vient de leurs pensées.
Mais tout finit par être dit, et ils se séparèrent à nouveau pour un temps, jusqu’à ce qu’il fût l’heure pour les Trois Anneaux de passer au-delà. Les gens de la Lórien s’en furent à cheval vers les montagnes, leurs capes grises se fondant rapidement parmi les pierres et les ombres ; et ceux qui allaient à Fendeval s’assirent sur la colline pour regarder, lorsqu’un éclair s’éleva tout à coup des brumes grandissantes, après quoi ils ne virent plus rien. Frodo sut que c’était Galadriel, élevant son anneau en signe d’adieu.
Sam se détourna et dit en un soupir : « Que j’aimerais donc retourner en Lórien moi aussi ! »
Enfin, un soir, ils arrivèrent par-delà les hautes landes, subitement, comme le remarquaient toujours les voyageurs, au seuil de la profonde vallée de Fendeval, et ils virent clignoter les lampes de la maison d’Elrond loin en bas. Et ils descendirent, franchirent le pont et arrivèrent aux portes, et toute la maison s’illumina et retentit de joyeux chants pour saluer le retour d’Elrond.
Avant toute chose, sans s’être nourris ni lavés, ni même débarrassés de leurs capes, les hobbits partirent à la recherche de Bilbo. Ils le trouvèrent seul, enfermé dans sa petite chambre. Elle était jonchée de vieux papiers, de plumes et de pinceaux ; mais Bilbo était assis dans un fauteuil devant une belle petite flambée. Il semblait très vieux, mais paisible, et il somnolait.
À leur arrivée, il ouvrit les yeux et leva la tête. « Bonjour, bonjour ! dit-il. Ainsi, vous voilà revenus ? Et à la veille de mon anniversaire, en plus. Comme c’est malin ! Pensez-vous, j’aurai bientôt cent vingt-neuf ans ! Et dans un an, si l’on me prête vie, je rejoindrai le Vieux Touc. Je voudrais bien le surpasser ; mais on verra. »
Après avoir célébré l’anniversaire de Bilbo, les quatre hobbits restèrent quelques jours à Fendeval, et ils s’assirent longuement avec leur vieil ami qui, désormais, passait le plus clair de son temps dans sa chambre, sauf à l’heure des repas. En règle générale, il demeurait fort ponctuel à ce chapitre, manquant rarement de s’éveiller à temps pour passer à table. Tour à tour, assis au coin du feu, ils lui racontèrent tout ce qu’ils purent se rappeler de leurs voyages et de leurs aventures. Bilbo, au début, fit semblant de prendre des notes ; mais il s’endormait souvent, et il disait à son réveil : « Splendide ! Merveilleux ! Mais où en étions-nous ? » Alors, ils reprenaient l’histoire au moment où il avait commencé à s’assoupir.
La seule chose qui parut vraiment l’exciter et susciter toute son attention fut le couronnement d’Aragorn et le récit de son mariage. « J’ai été invité aux noces, bien sûr, dit-il. Et je les attendais depuis bien longtemps. Mais allez savoir, le jour venu, je me suis trouvé tellement débordé ; et faire ses bagages peut être si assommant… »
Près de quinze jours s’étaient écoulés quand Frodo regarda à sa fenêtre et vit qu’il avait gelé cette nuit-là, et que les toiles d’araignées s’étendaient en filets blancs. Alors, il sut tout à coup qu’il devait partir et faire ses adieux à Bilbo. Le temps demeurait calme et beau, après l’un des plus merveilleux étés dont on pût se souvenir ; mais octobre était venu : le ciel n’allait pas tarder à se brouiller, la pluie et le vent reprendraient de plus belle, et il y avait encore une longue route à faire. Mais ce n’était pas vraiment ce qui l’inquiétait. Il sentait qu’il était temps de retourner dans le Comté. Sam partageait ce sentiment. Encore la veille au soir, il lui avait dit :
« Eh bien, monsieur Frodo, on a voyagé un sacré bout et on a vu pas mal de choses, mais je me dis qu’on n’a jamais trouvé meilleur endroit qu’ici. On y trouve un peu de tout, si vous me comprenez : le Comté, le Bois Doré et le Gondor, les maisons de rois et les auberges, le pré et la montagne, tout ça en même temps. Mais quelque part, je sens qu’on ferait mieux de partir bientôt. Je me fais du souci pour mon ancêtre, pour tout vous dire. »
« Oui, un peu de tout, Sam, sauf la Mer », lui avait répondu Frodo ; et il se le répéta à présent : « Sauf la Mer. »
Ce jour-là, Frodo alla trouver Elrond, et il fut convenu qu’ils partiraient le lendemain matin. Et Gandalf dit, pour leur plus grand bonheur : « Je crois que je viendrai aussi. Du moins jusqu’à Brie. J’aimerais voir Fleurdebeurre. »
Dans la soirée, ils allèrent dire au revoir à Bilbo. « Eh bien, s’il faut que vous partiez, il le faut, dit-il. Je suis navré. Vous allez me manquer. C’est bon de savoir simplement que vous êtes dans les parages. Mais je me fais de plus en plus somnolent. » Puis il donna sa chemise de mithril et son épée Dard en cadeau à Frodo, oubliant qu’il l’avait déjà fait ; et il lui offrit également trois livres de traditions qu’il avait composés à divers moments, tous dans son écriture en pattes de mouche, leur dos rouge portant l’inscription suivante : Traductions de l’elfique, par B.B.
À Sam, il remit une petite bourse d’or. « Presque la dernière goutte de la cuvée de Smaug, dit-il. Ça pourra t’être utile si tu penses à te marier, Sam. » Sam rougit.
« Je n’ai pas grand-chose pour vous, jeunes gens, dit-il à Merry et à Pippin, sauf de bons conseils. » Et quand il leur en eut donné un bel échantillon, il ajouta une dernière chose à la manière du Comté : « Prenez garde à ce que votre tête ne devienne trop grosse pour votre chapeau ! Mais si vous n’arrêtez pas bientôt de grandir, chapeaux et vêtements ne seront plus à portée de votre escarcelle. »
« Puisque vous essayez de battre le Vieux Touc, dit Pippin, je ne vois pas pourquoi nous n’essaierions pas de battre Fiertaureau. »
Bilbo rit, et d’une poche de sa veste il sortit deux belles pipes à bec de perle, au fourneau cerclé d’argent finement ouvré. « Pensez à moi quand vous vous en servirez ! dit-il. Elles ont été faites pour moi par les Elfes, mais je ne fume plus, à présent. » Puis soudain, sa tête tomba et il s’assoupit un peu ; et quand il se réveilla, il dit : « Bon, où en étions-nous ? Oui, bien sûr, les présents. Mais j’y pense, Frodo : qu’est-il arrivé à mon anneau, celui que tu as emporté ? »