« Je l’ai perdu, Bilbo, mon cher, répondit Frodo. Je m’en suis débarrassé, tu vois ? »
« Quel dommage ! dit Bilbo. J’aurais aimé le revoir. Mais non, suis-je bête ! C’est pour ça que tu y allais, non, pour t’en débarrasser ? Mais tout cela est tellement compliqué, car il y a tant de choses qui semblent s’être mêlées à l’affaire : les ambitions d’Aragorn, le Conseil Blanc, le Gondor et les Cavaliers, les Sudrons et les oliphants – tu en as vraiment vu un, Sam ? –, et les cavernes et les tours, et les arbres dorés, et je ne sais quoi encore.
« De toute évidence, j’ai pris une route beaucoup trop directe en revenant de voyage. Je me dis que Gandalf aurait pu me faire visiter quelques endroits. Mais alors, la vente aux enchères se serait terminée avant mon arrivée, et j’aurais eu encore plus d’ennuis sur les bras. De toute manière, il est trop tard, à présent ; et puis je trouve qu’il est beaucoup plus confortable de rester assis ici à vous entendre. Le feu est très agréable ici, et la nourriture est très bonne, et il y a des Elfes quand on en a envie. Que demander de plus ?
La Route se poursuit sans fin
Qui a commencé à ma porte
Et depuis m’a conduit si loin.
D’autres maintenant elle emporte,
Lancés dans un nouveau voyage,
Mais moi enfin, les pieds fourbus,
Je gagne l’auberge au village
Trouver le repos qui m’est dû. »
Et comme il marmonnait les derniers mots, sa tête tomba sur sa poitrine et il s’endormit aussitôt.
Le crépuscule enveloppa la pièce, et la lueur du feu se fit d’autant plus vive ; et ils observèrent Bilbo qui dormait et virent que son visage était souriant. Ils restèrent quelque temps assis en silence ; puis Sam, regardant autour de la pièce et étudiant les ombres qui dansaient sur les murs, murmura pensivement :
« Savez-vous, monsieur Frodo, je crois pas qu’il ait beaucoup écrit pendant notre absence. Il écrira jamais notre histoire, maintenant. »
Alors Bilbo ouvrit un œil, presque comme s’il eût entendu. Puis il se secoua. « C’est que je deviens tellement somnolent, voyez-vous, dit-il. Et quand j’ai le temps d’écrire, la poésie est vraiment la seule chose dont j’aie envie. Je me demande, Frodo, mon brave garçon, si cela t’ennuierait outre mesure de mettre un peu d’ordre dans mes affaires avant de t’en aller ? Rassembler toutes mes notes et tous mes papiers, et mon journal aussi, et les prendre avec toi, si le cœur t’en dit. Tu vois, je n’ai pas beaucoup de temps pour la sélection, l’agencement et tout ça. Fais-toi aider par Sam, et quand tu auras un peu dégrossi le tout, reviens me voir pour que je regarde. Je ne serai pas trop tatillon. »
« Bien sûr, je m’en charge ! dit Frodo. Et bien sûr, je reviendrai très vite : il n’y aura plus aucun danger. Il y a maintenant un vrai roi, et il remettra bientôt les routes en état. »
« Merci, mon garçon ! dit Bilbo. C’est pour moi, vraiment, un très grand soulagement. » Et là-dessus, il se rendormit.
Le lendemain, Gandalf et les hobbits prirent congé de Bilbo dans sa chambre, car il faisait froid dehors ; puis ils dirent adieu à Elrond et à toute sa maison.
Tandis que Frodo se tenait sur le seuil, Elrond lui souhaita bon voyage, et il le bénit, et dit :
« Je crois, Frodo, que vous n’aurez peut-être pas besoin de revenir, à moins que ce ne soit très bientôt. Car environ à ce temps de l’année, quand les feuilles seront d’or et tout près de tomber, recherchez Bilbo dans les bois du Comté. Je serai avec lui. »
Aucun autre n’entendit ces mots, et Frodo les garda pour lui-même.
7Le chemin du foyer
Enfin, les regards des hobbits étaient tournés vers le foyer. Ils étaient impatients de revoir le Comté, à présent ; mais leur chevauchée s’était lentement amorcée, car Frodo avait montré des signes d’inconfort. Au Gué de la Bruinen, il s’était arrêté, paraissant répugner à entrer dans le cours d’eau ; et pendant quelque temps, ils auraient juré que ses yeux ne les voyaient plus, ni rien de ce qui l’environnait. Toute cette journée, il demeura silencieux. C’était le sixième jour d’octobre.
« Êtes-vous souffrant, Frodo ? » dit doucement Gandalf, chevauchant à côté de lui.
« Enfin… oui, dit Frodo. C’est mon épaule. La blessure m’élance, et le souvenir de l’obscurité me pèse. Cela fait un an aujourd’hui. »
« Hélas ! certaines blessures ne peuvent être complètement guéries », dit Gandalf.
« Je crains qu’il n’en soit ainsi de la mienne, dit Frodo. Il n’y a pas de véritable retour. Je reviendrai peut-être dans le Comté, mais il ne semblera plus le même ; car je ne serai plus le même. Je suis meurtri par le poignard, le dard, la dent, et par un long fardeau. Où trouverai-je le repos ? »
Gandalf ne répondit pas.
Le lendemain soir, la douleur et l’inconfort avaient passé, et Frodo retrouva son humeur joyeuse, comme s’il n’avait plus souvenir des ténèbres de la veille. Dès lors, le voyage se passa bien et les jours filèrent ; car ils allaient à loisir et s’arrêtaient souvent dans les belles contrées au feuillage rutilant, jaune et rouge dans le soleil d’automne. Enfin, ils arrivèrent à Montauvent : le soir tombait et l’ombre de la colline s’étendait, noire, sur la route. Frodo les pria alors de se hâter, et il ne voulut pas regarder la montagne, chevauchant dans son ombre, la tête baissée, sa cape serrée autour de lui. Cette nuit-là, le temps changea ; un vent froid se leva à l’ouest et rugit avec force, et les feuilles jaunies se mirent à voler, tourbillonnant comme des oiseaux. Lorsqu’ils parvinrent au Bois de Chètes, les branches étaient déjà presque nues, la Colline de Brie étant cachée derrière un lourd rideau de pluie.
C’est ainsi que, par une fin de soirée humide et venteuse des derniers jours d’octobre, les cinq voyageurs gravirent le chemin en pente et arrivèrent à Brie par la Porte du Sud. Elle était close. La pluie leur cinglait le visage, les nuages noirs se pressaient dans le ciel bas et leur cœur se serra un peu, car ils avaient espéré un meilleur accueil.
Ils lancèrent des appels répétés, et le gardien de la Porte finit par se montrer, virent-ils, armé d’un grand gourdin. Il les lorgna d’un œil craintif et suspicieux ; mais quand il vit que Gandalf était là et que ses compagnons étaient des hobbits, malgré leur étrange accoutrement, son visage s’éclaira et il leur souhaita la bienvenue.
« Entrez ! dit-il en leur ouvrant la porte. On ne va pas rester ici, saucés comme des bandits dans le froid et la pluie pour donner des nouvelles. Mais le vieux Bébert devrait se faire un plaisir de vous accueillir au Poney, et là, vous entendrez tout ce qu’il y a à entendre. »
« Et plus tard, vous entendrez tout ce que nous aurons à dire et plus encore, dit Gandalf en riant. Comment va Harry ? »
Le gardien se renfrogna. « Parti, fit-il. Mais vous feriez mieux de demander à Filibert. Bonsoir ! »
« Bonsoir à vous ! » répondirent-ils, passant la porte ; et c’est alors qu’ils remarquèrent qu’une longue baraque basse avait été construite derrière la haie au bord de la route, qu’une poignée d’hommes en étaient sortis, et qu’ils les regardaient par-dessus la clôture. En arrivant à la maison de Bill Fougeard, ils virent que la haie était toute dépenaillée et mal entretenue, et que les fenêtres étaient condamnées.