« Alors cesse de m’examiner à travers les planches et ouvre cette porte ! » répondit Merry.
« J’suis désolé, maître Merry, mais nous avons nos ordres. »
« Vos ordres de qui ? »
« Le Chef qu’est à Cul-de-Sac. »
« Le Chef ? Le Chef ? Vous voulez dire M. Lotho ? » demanda Frodo.
« J’imagine, monsieur Bessac ; mais il faut dire seulement “le Chef” à partir de maintenant. »
« Ah, je vois ! dit Frodo. Au moins, il a laissé tomber le “Bessac”. Mais de toute évidence, il est grand temps que sa famille s’occupe de lui et le remette à sa place. »
Un silence tomba parmi les hobbits derrière la clôture. « C’est malvenu de parler comme ça, dit l’un d’eux. Il va finir par l’apprendre. Et avec tout ce boucan, vous allez réveiller son Gros Bras. »
« Nous le réveillerons d’une manière qui risque de le surprendre, dit Merry. S’il faut comprendre que votre Chef adoré ramasse des bandits dans les terres sauvages pour les prendre à son service, eh bien, nous ne sommes pas revenus trop tôt. » Il sauta à bas de son poney, puis, avisant la pancarte à la lueur des lanternes, il l’arracha et la jeta par-dessus la clôture. Les hobbits reculèrent, sans aucunement chercher à l’ouvrir. « Viens, Pippin ! dit Merry. À deux, ça devrait suffire. »
Merry et Pippin escaladèrent la clôture, et les hobbits s’enfuirent. Il y eut une autre sonnerie de cor. Sur le plus gros bâtiment à droite, une forme râblée se dessina dans l’embrasure de la porte, d’où filtrait un peu de lumière.
« Qu’est-ce que c’est que ce raffut ? grogna-t-elle en s’avançant. Bris de clôture ? Fichez-moi le camp ou je vous tords le cou, sales petits avortons ! » Puis il s’arrêta, car il vit un reflet d’épées.
« Bill Fougeard, dit Merry, si tu n’ouvres pas cette porte dans dix secondes, tu vas le regretter. Je vais te pourfendre si tu n’obéis pas. Et quand tu auras ouvert les portes, tu les passeras, pour ne jamais revenir. Tu es un bandit et un voleur de grand chemin. »
Fougeard se soumit, traînant les pieds jusqu’à la porte et l’ouvrant. « Donne-moi la clef ! » dit Merry. Mais le bandit la lui jeta à la tête et prit ses jambes à son cou, fuyant dans l’obscurité. Comme il arrivait à la hauteur des poneys, l’un d’eux décocha une ruade et l’atteignit en pleine course. Il partit dans la nuit avec un jappement, et l’on n’entendit plus jamais parler de lui.
« Beau travail, Bill », dit Sam – à l’intention du poney.
« Voilà pour votre Gros Bras, dit Merry. Nous verrons le Chef plus tard. En attendant, il nous faut un logement pour la nuit, et puisque vous semblez avoir démoli l’Auberge du Pont pour construire ces affreux édifices, vous devrez nous héberger. »
« J’suis désolé, monsieur Merry, dit Hob, mais c’est pas permis. »
« Qu’est-ce qui n’est pas permis ? »
« Inviter des gens sur le pouce, manger plus qu’on y a droit, et tout ça », répondit Hob.
« Mais qu’est-ce qui se passe, ici ? dit Merry. Est-ce une mauvaise année, ou quoi ? Je pensais que nous avions eu un bel été et une récolte à l’avenant. »
« Eh bien non, l’année a été plutôt bonne, dit Hob. On fait pousser beaucoup de choses, mais on sait pas trop ce qu’elles deviennent. Si vous voulez mon avis, c’est à cause de ceusses qui passent pour “recueillir” et “redistribuer”, toujours à compter, à mesurer, à mettre à l’entrepôt. Ils recueillent plus qu’ils distribuent, et on n’en revoit jamais les trois quarts. »
« Oh pitié ! dit Pippin, bâillant. Tout cela est bien trop lassant pour moi ce soir. Nous avons des vivres dans nos bagages. Donnez-nous seulement une chambre où nous allonger. Ce sera mieux que bien des endroits que j’ai visités. »
Les hobbits à la porte ne semblaient pas moins inquiets : de toute évidence, ils enfreignaient une règle ou une autre ; mais il n’était pas question de s’opposer à quatre voyageurs d’une telle autorité, armés des pieds à la tête, dont deux qui paraissaient singulièrement grands et forts. Frodo ordonna de refermer les portes à clef. Il était tout de même sage de monter la garde, tant que des bandits rôdaient dans la contrée. Les quatre compagnons entrèrent alors dans le corps de garde hobbit et s’y mirent aussi à l’aise que possible. L’endroit était nu et d’une grande laideur, pourvu d’un misérable petit âtre qui ne permettait pas de faire un bon feu. Des lits durs, placés en rangées, occupaient les chambres du haut ; et chaque mur affichait une pancarte et une liste de Règles. Pippin les arracha une à une. Il n’y avait pas de bière, ni guère de nourriture, mais les voyageurs partagèrent leurs provisions et firent tous un assez bon repas ; et Pippin viola la Règle 4 en jetant au feu la plus grande part du bois de chauffage alloué au lendemain.
« Bon, bon ! que diriez-vous d’une pipe, pendant que vous nous racontez ce qui se passe dans le Comté depuis quelque temps ? » proposa-t-il.
« C’est fini, l’herbe à pipe, dit Hob, sauf pour les hommes du Chef. Toutes les réserves se sont volatilisées, il semblerait. Des charrettes pleines s’en sont allées par la vieille route qui descend du Quartier Sud, à ce qu’on entend, du côté du Gué de Sarn. Vers la fin de l’année passée, ce devait être, après que vous êtes partis. Mais il en partait déjà avant, en cachette, juste un peu. Ce Lotho… »
« Maintenant, tu te tais, Hob Lahaie ! s’écrièrent plusieurs autres. Tu sais bien que c’est pas permis de bavasser. Le Chef va en entendre parler, et on sera tous dans de beaux draps. »
« Il entendrait rien du tout s’il y avait pas tant de mouchards, ici », répliqua Hob avec virulence.
« C’est bon, c’est bon ! dit Sam. Ça suffira comme ça. Je ne veux plus entendre un seul mot. Aucun accueil, pas de bière, pas de pipe, et au lieu de ça, un beau tas de règles et du langage d’orque. J’espérais pouvoir me reposer, mais je vois bien qu’il y a encore du travail et des ennuis à venir. Allons nous coucher et oublions ça jusqu’à demain matin ! »
Le nouveau « Chef » avait visiblement les moyens de se renseigner. Il fallait compter une bonne quarantaine de milles entre le Pont et Cul-de-Sac, mais quelqu’un se hâta de parcourir le trajet. Frodo et ses amis ne devaient pas tarder à le découvrir.
Ils n’avaient aucun projet arrêté ; tout au plus avaient-ils caressé l’idée de descendre tous ensemble à Creux-le-Cricq pour se reposer un peu avant de continuer. Mais, devant l’urgence de la situation, ils décidèrent d’aller tout droit à Hobbiteville. Ils reprirent donc la Route le lendemain, allant d’un trot soutenu. Le vent était tombé mais le ciel était gris. Les terres paraissaient mornes et plutôt désolées ; mais l’on était après tout au premier jour de novembre et à la triste fin de l’automne. Il semblait toutefois y avoir des feux en nombre inhabituel, et de la fumée montait un peu partout alentour. Une grande traînée s’élevait au loin du côté de la Pointe-aux-Bois.
À la tombée du jour, ils approchaient de Grenouillers, un village directement sur la Route, à environ vingt-deux milles du Pont. Ils avaient l’intention d’y passer la nuit : La Bûche Flottante de Grenouillers était une bonne auberge. Mais, arrivés à la lisière orientale du village, ils rencontrèrent une barrière avec un grand écriteau marqué ROUTE BARRÉE ; et derrière celle-ci se tenait une grande troupe de Connétables, bâton à la main et plume au chapeau, l’air à la fois important et plutôt effrayé.
« Qu’est-ce que c’est que cette mascarade ? » dit Frodo, le rire au bord des lèvres.
« J’vais vous dire ce que c’est, monsieur Bessac, intervint le chef de troupe des Connétables, un hobbit à deux plumes : vous êtes en état d’arrestation pour Bris de Clôture, Arrachage du Règlement, Voies de Fait sur les Gardiens, Entrée sans Permission, Occupation illégale des Immeubles du Comté, et Corruption des Gardes au Moyen de Nourriture. »