D’une voix normale, elle répondit à sa propre question avant que Min ait eu le loisir de parler :
— Nous allons nous asseoir un moment et parler – voilà ce que nous allons faire.
Joignant le geste à la parole, Elayne choisit un endroit où l’herbe était très épaisse et s’adossa à un tronc.
— Mais nous ne parlerons pas de Rand. Min, tu vas me manquer. Il est si agréable d’avoir une amie à qui je peux tout dire.
Min s’assit en tailleur à côté de la Fille-Héritière. Ramassant des cailloux, elle entreprit de les lancer dans le ruisseau.
— Nynaeve est ton amie, et tu peux lui faire confiance. Même chose pour Birgitte – d’ailleurs, tu passes plus de temps avec elle qu’avec Nynaeve. (Min plissa le front.) Elle croit vraiment être la Birgitte des légendes ? La natte et l’arc… Même si le sien n’est pas en argent, on en parle dans tous les récits. Et je ne peux pas croire que ce soit son vrai nom.
— Elle est née avec, éluda prudemment Elayne.
En un sens, c’était pourtant la stricte vérité. Mais il valait mieux parler d’autre chose.
— Nynaeve n’a pas encore déterminé si j’étais son amie ou quelqu’un qui doit lui obéir au doigt et à l’œil. Et elle ne perd jamais de vue que je suis la fille d’une reine, un fait qu’il m’arrive souvent d’oublier. Je crois qu’elle me tient rigueur de ma haute naissance. Toi, tu ne me donnes jamais cette impression.
— Peut-être parce que tu m’en imposes moins…
Min sourit, mais sa remarque semblait pourtant sérieuse.
— Elayne, je suis née dans les montagnes de la Brume, là où se trouvent les mines. Si loin à l’ouest, l’influence de ta mère est des plus ténues. (Min se rembrunit.) Désolée d’avoir dit ça, mon amie…
Ravalant son indignation – exactement comme Nynaeve, Min était un sujet du royaume d’Andor –, Elayne appuya sa tête contre le tronc d’arbre.
— Si nous parlions de quelque chose d’agréable ?
Au-dessus des branches, le soleil rougeoyait dans un ciel bleu où ne dérivait pas l’ombre d’un nuage. Cédant à une impulsion, Elayne s’ouvrit au saidar et le laissa déferler en elle. On eût dit que toute la joie du monde venait d’être distillée afin que chaque goutte de sang, dans son corps, soit remplacée par cette extatique essence. Si elle parvenait à générer un nuage – oui, seulement un seul – ça signifierait que tout finirait par s’arranger. Sa mère vivante… Rand amoureux d’elle… Moghedien convenablement châtiée, d’une manière ou d’une autre…
Utilisant l’Air et l’Eau, Elayne tissa un fin réseau dans le ciel, aussi loin qu’elle pouvait voir, à la recherche de l’humidité requise pour générer un nuage. En faisant un effort suffisant…
La douceur du Pouvoir se transforma en une sorte de douleur naissante. Le signal d’alarme. Si elle puisait davantage de saidar, Elayne risquait de se calmer elle-même. Pourtant, un simple petit nuage…
— Agréable ? répéta Min. Eh bien, je sais que tu ne veux pas parler de Rand, mais à part nous deux, il reste l’être le plus important au monde, non ? Et le plus heureux ! Dès qu’il apparaît, les Rejetés tombent comme des mouches, et les nations font la queue pour s’agenouiller devant lui. Les Aes Sedai de Salidar sont prêtes à le soutenir, je le sais. De toute façon, elles n’ont pas le choix. Encore un effort, et Elaida lui offrira la Tour Blanche. Pour lui, l’Ultime Bataille sera une promenade de santé. Il est en train de gagner, Elayne. Nous allons être victorieux !
La Fille-Héritière se coupa de la Source et garda les yeux rivés sur le ciel, aussi vide que son moral était bas. Il n’y avait pas besoin de savoir canaliser pour voir que la main du Ténébreux était à l’œuvre dans le monde. Et s’il avait déjà tant d’influence…
— Tu le crois vraiment ? souffla Elayne, trop bas pour que son amie puisse l’entendre.
Bien que le manoir ne fût pas encore achevé, les lambris de la salle d’honneur attendant encore d’être vernis, Faile ni Bashere t’Aybara y tenait sa cour tous les après-midi, ainsi qu’il était seyant pour l’épouse d’un seigneur. Trônant sur un lourd fauteuil à haut dossier sculpté de faucons, Faile se trouvait devant une cheminée de pierre qui faisait face à une autre, à l’extrémité opposée de la salle. Sculpté de loups, son dossier dominé par une grande tête du même animal, le siège vide qui se dressait à côté du sien aurait dû être occupé par Perrin t’Bashere Aybara – Perrin Yeux Jaunes –, le seigneur de Deux-Rivières.
Bien entendu, le « manoir » n’était qu’une ferme géante dont la « salle d’honneur » faisait à peine une cinquantaine de pieds de long – et comment Perrin avait regardé son épouse, quand elle avait insisté pour qu’on respecte ces dimensions ! Il se voyait toujours comme un forgeron, voire un apprenti forgeron, et le nom de naissance de sa femme n’était pas Faile mais Zarine. Et alors, quelle importance ? Zarine était un nom fait pour une femme langoureuse qui bat des cils et soupire en entendant déclamer des poèmes à la gloire de son sourire. Dans l’ancienne langue, Faile – le nom qu’elle avait choisi lorsqu’elle avait juré de se lancer dans la Quête du Cor de Valère – signifiait « faucon ». Toute personne qui la regardait bien, avec son nez aquilin, ses hautes pommettes et ses yeux noirs inclinés qui lançaient des éclairs lorsqu’elle était en colère, n’aurait pas douté un instant que c’était bien ainsi qu’elle devait s’appeler.
Quant au reste, eh bien, l’intention ne comptait-elle pas énormément ? Exactement comme ce qu’il était digne et juste de faire.
En cet instant, les yeux de Faile crépitaient d’éclairs. Pas à cause de l’entêtement de Perrin, ni de la chaleur très inhabituelle pour la saison. Même si agiter bêtement un éventail en plumes de paon pour sécher la sueur qui ruisselait sur ses joues ne faisait rien pour améliorer l’humeur de la jeune femme.
Si tard dans l’après-midi, il restait très peu de gens attendant encore qu’elle rende son arbitrage sur leurs disputes. Quelques heures plus tôt, une foule se pressait dans la salle. À dire vrai, ces gens venaient chercher les jugements de Perrin, mais la seule idée d’imposer son autorité aux hommes et aux femmes qui l’avaient vu grandir le terrorisait. Sauf lorsque Faile parvenait à le coincer, dès que sonnait l’heure de l’audience publique, le jeune homme se volatilisait comme un loup dans la brume. Par bonheur, personne ne protestait quand c’était dame Faile qui rendait la justice à la place de son mari. Et si certains pétitionnaires y trouvaient à redire, ils avaient la sagesse de ne pas le montrer.
— Vous m’avez soumis ce cas…, dit Faile d’un ton ferme.
Les deux femmes qui suaient à grosses gouttes devant elle sautèrent nerveusement d’un pied sur l’autre, les yeux baissés sur le parquet soigneusement ciré.
Les formes épanouies de Sharmad Zeffar, une femme au teint cuivré, étaient recouvertes – sinon dissimulées – par une robe domani au col montant, certes, mais au tissu qu’on aurait difficilement pu qualifier d’opaque. De la soie couleur or, tout simplement, usée à l’ourlet et aux poignets et encore constellée de petites taches récoltées sur la route et impossibles à éliminer malgré plusieurs lavages. Mais la soie restait de la soie, et une telle robe ne se remplaçait pas aisément, à Deux-Rivières.
Les patrouilles qui écumaient les montagnes de la Brume à la recherche d’éventuels Trollocs attardés après l’invasion de l’été avaient débusqué très peu de monstres – et aucun Myrddraal, que la Lumière en soit remerciée. En revanche, elles trouvaient des réfugiés presque tous les jours. Dix par ici, vingt par là, cinq ailleurs… La plupart venaient de la plaine d’Almoth, mais il y en avait aussi du Tarabon et même de l’Arad Doman, comme Sharmad. Tous fuyaient des pays dévastés par l’anarchie qui succédait immanquablement à la guerre civile.