Tu ne me laisseras plus jamais seule dans l’embarras, Perrin !
Pour l’heure, les quatre femmes s’inclinèrent avec plus ou moins de grâce puis lancèrent en chœur :
— Que la Lumière brille sur toi, ma dame !
Les civilités expédiées, Daise prit la parole avant même de s’être totalement redressée :
— Ma dame, trois garçons de plus sont partis.
Comme souvent quand elle s’adressait à Faile, le ton de la Sage-Dame oscillait entre le respect et l’autorité impérieuse.
— Dav Ayellin, Ewin Finngar et Elam Dowtry. Partis découvrir le monde à cause des histoires que leur raconte le seigneur Perrin.
Faile en cilla de surprise. Ces trois-là n’avaient pas grand-chose de « garçons ». Alors que Dav et Elam avaient l’âge de Perrin, Ewin était de la même année qu’elle. Et en ces temps d’exode, les « histoires de Perrin », qu’il lâchait avec parcimonie et à contrecœur, n’étaient pas pour les jeunes gens du coin le seul moyen d’entendre parler du vaste monde.
— Si vous le souhaitez, je peux vous obtenir une audience avec Perrin.
L’effet était garanti. Alors que Daise regardait autour d’elle, espérant apercevoir le beau seigneur, Edelle et Milla tirèrent d’instinct sur le devant de leur robe tandis qu’Elwinn s’emparait de sa natte pour la lisser méticuleusement. S’avisant soudain de ce qu’elles faisaient, les dignes Sages-Dames se pétrifièrent, évitant soigneusement de se regarder – ou de poser les yeux sur leur hôtesse.
Faile avait sur ces femmes un seul avantage : elle savait pertinemment quel effet leur faisait son mari. Combien de fois avait-elle vu l’une ou l’autre, après un entretien avec Perrin, s’admonester intérieurement – mais avec une expression qui ne trompait pas – afin de ne plus jamais céder à cette faiblesse ? De bonnes résolutions jetées aux orties dès la rencontre suivante. Du coup, ces pauvres femmes ne savaient pas très bien si elles préféraient traiter avec Perrin ou avec son épouse.
— Ce ne sera pas nécessaire, répondit enfin Edelle. Ces garçons qui partent, c’est ennuyeux, mais rien de plus…
Alors que le ton d’Edelle penchait nettement vers l’autorité impérieuse, comparé à celui de Daise, Elwinn eut à l’intention de Faile le genre de sourire qu’une mère réserve en général à sa plus jeune fille.
— Puisque nous sommes ici, très chère, dit-elle, autant parler d’un autre sujet. L’eau… Car beaucoup de gens sont inquiets…
— Il n’a pas plu depuis des mois, ajouta Edelle.
Daise acquiesça gravement.
Faile ne s’attendait pas à ça. Avec leur grande intelligence, ces femmes ne pouvaient pas croire que Perrin était en mesure d’intervenir sur ce point.
— Les sources coulent toujours, et Perrin a ordonné qu’on creuse d’autres puits.
En réalité, il l’avait seulement suggéré, mais le résultat, par bonheur, avait été le même.
— Et les canaux d’irrigation venant du bois de l’Eau seront achevés bien avant la période des semailles.
Ça, c’était l’œuvre de Faile. Au Saldaea, la moitié des champs étaient irrigués. Ici, personne n’avait jamais entendu parler de cette technique.
— De toute façon, la pluie viendra tôt ou tard. Les canaux, c’est juste au cas où…
Daise hocha lentement la tête, tout comme Elwinn et Edelle. Mais elles savaient ça aussi bien que Faile.
— Ce n’est pas la pluie…, marmonna Milla. Enfin, pas exactement. Ce n’est pas naturel… Aucune d’entre nous ne peut écouter le vent…
Sous le regard sévère des autres, Milla se ratatina un peu. À l’évidence, elle en disait trop, révélant en plus des secrets. En principe, toutes les Sages-Dames pouvaient prédire le temps en écoutant le vent. Au moins, elles le prétendaient.
— Oui, continua Milla malgré la désapprobation de ses trois collègues, nous ne pouvons plus écouter le vent. Alors, nous regardons les nuages et nous étudions le comportement des oiseaux, des fourmis et des chenilles…
Prenant une grande inspiration, Milla se redressa, mais elle évita toujours de croiser le regard des autres. Avec une telle timidité, se demanda Faile, comment se débrouillait-elle avec le Cercle des Femmes de Bac-sur-Taren – sans parler du Conseil du village ?
Bien sûr, ces instances étaient aussi peu expérimentées que Milla. Bac-sur-Taren ayant perdu toute sa population lors de l’attaque des Trollocs, tout le monde était « nouveau », là-bas.
— Ce n’est pas naturel, ma dame… Il aurait dû neiger il y a des semaines de ça, et nous pourrions être au milieu de l’été, considérant le temps qu’il fait. Nous ne sommes pas inquiets, ma dame, mais terrorisés. Si personne d’autre ne le reconnaît, moi, je l’avoue. Toutes les nuits, je reste les yeux grands ouverts. Voilà un mois que je n’ai pas bien dormi, et…
Milla se tut et s’empourpra, comme si elle s’avisait qu’elle était allée trop loin. Une Sage-Dame devait contrôler ses nerfs en toutes circonstances, pas clamer partout qu’elle crevait de peur.
Presque aussi impassibles que des Aes Sedai, les trois autres femmes rivèrent leur regard sur Faile.
Faile comprit enfin. Milla venait de dire la pure vérité. Le climat n’était pas naturel. Pas naturel du tout, même ! Comme la Sage-Dame, elle restait souvent éveillée la nuit, priant pour qu’il pleuve, ou mieux encore qu’il neige, et se demandant ce qui se cachait derrière la chaleur et la sécheresse. Mais le devoir d’une Sage-Dame était de rassurer les gens. Où pouvait-elle aller lorsqu’elle avait besoin de réconfort ?
Même si elles n’en avaient pas conscience, ces femmes venaient de frapper à la bonne porte. Une partie du pacte implicite entre les nobles et le peuple – et cette notion avait été inculquée à Faile dès le berceau – impliquait que les nobles garantissent la sécurité de leurs sujets. Entre autres choses, cette mission consistait à rappeler aux gens que les temps difficiles ne duraient pas éternellement. Si aujourd’hui était sinistre, demain serait sans doute meilleur, et sinon, ce serait après-demain. Faile aurait aimé en être persuadée elle-même, mais on lui avait enseigné à insuffler de la force aux autres, même quand elle en manquait, et à apaiser leurs angoisses plutôt qu’à leur communiquer les siennes.
— Avant que je vienne ici, Perrin m’a parlé des gens de Deux-Rivières.
Même s’il n’était pas du genre à fanfaronner, dans l’intimité d’un couple, on se confiait beaucoup de choses…
— Quand la grêle saccage vos récoltes, ou quand le froid tue la moitié de vos moutons, vous serrez les dents et vous continuez comme si de rien n’était. Lorsque les Trollocs vous ont attaqués, vous avez résisté, puis, après la victoire, vous vous êtes attelés à tout reconstruire sans prendre le temps de vous lamenter.
Si elle ne l’avait pas vu de ses yeux, Faile n’aurait pas cru que des gens du Sud pouvaient réagir ainsi. Ces hommes et ces femmes auraient été précieux au Saldaea, où les raids de Trollocs étaient presque quotidiens, en tout cas dans le nord du pays.