— Je ne peux pas vous promettre que le temps sera normal demain. En revanche, je vous jure que nous ferons, Perrin et moi, tout ce qui sera en notre pouvoir pour arranger les choses. Ai-je besoin de vous dire de prendre chaque jour comme il vient et de vous préparer à affronter le suivant ? Non, parce que cette philosophie coule dans vos veines. Ainsi sont faits les gens de Deux-Rivières !
Ces femmes étaient vraiment intelligentes. Donc, si elles avaient refusé de voir en face la raison de leur venue, elles y étaient à présent obligées. Moins futées, elles auraient pu se vexer. Là, des mots qu’elles avaient prononcés elles-mêmes, en d’autres occasions, leur faisaient l’effet recherché parce qu’ils sortaient de la bouche d’une tierce personne. Bien sûr, ça avait quelque chose de gênant. La situation était embarrassante, ça se voyait aux joues écarlates des quatre Sages-Dames, qui auraient sans doute donné cher pour être ailleurs en cet instant précis.
— Oui, c’est vrai, fit enfin Daise.
Plaquant ses énormes poings sur ses hanches, elle regarda ses collègues, les défiant de la contredire.
— Ne l’avais-je pas dit ? Cette petite parle d’or. Je l’ai dit dès qu’elle est arrivée ici. Elle a la tête sur les épaules, cette enfant.
— Quelqu’un a-t-il prétendu le contraire ? demanda Edelle. Pas à ma connaissance. Elle s’en sort très bien.
Se tournant vers Faile, elle confirma :
— Vraiment très bien.
— Merci, dame Faile, dit Milla en s’inclinant. J’ai tenu ce même discours à une cinquantaine de personnes, mais venant de toi, ces mots sont…
Un éternuement appuyé de Daise coupa court à cette tirade. Cette fois, ça allait trop loin. Milla devint rouge comme une pivoine.
— Du très bon travail, ma dame, fit Elwinn. (Elle se pencha en avant pour toucher du bout d’un doigt la jupe-culotte de Faile.) Mais à Promenade de Deven, une couturière du Tarabon pourrait te vêtir bien mieux encore, si tu me permets cette remarque. Depuis que je lui en ai touché un mot, elle ne confectionne plus que des robes décentes, sauf pour les femmes mariées.
Le sourire maternel revint sur le visage de la Sage-Dame. Indulgent, certes, mais au fond tout aussi dur que l’acier.
— Ou pour celles qui cherchent un mari… En tout cas, ses robes sont merveilleuses. En faire pour toi serait un plaisir, vu ton teint et ta silhouette…
Daise eut un sourire un rien suffisant.
— Ici, à Champ d’Emond, Therille Marza est déjà en train de préparer toute une garde-robe pour dame Faile. Des modèles magnifiques…
Elwinn se redressa, Edelle fit la moue et Milla elle-même parut dubitative.
Aux yeux de Faile, l’audience était terminée. La couturière, une Domani, devait faire l’objet d’une surveillance permanente, sinon, elle aurait attifé Faile pour qu’elle fasse fureur à la cour de Bandar Eban. Les robes étaient une idée de Daise – une surprise pour l’épouse du seigneur Perrin. Bien que la première fût plutôt le reflet de la mode du Saldaea, pas de l’Arad Doman, Faile n’était pas bien sûre d’avoir l’occasion de la porter. Combien de temps s’écoulerait avant qu’on organise des grands bals à Deux-Rivières ? Si on les laissait faire, les Sages-Dames se crêperaient bientôt le chignon pour savoir quel village habillerait la femme du seigneur.
Faile proposa à ses visiteuses de prendre une infusion. Pernicieusement, elle ajouta que ça leur donnerait l’occasion de débattre de la meilleure marche à suivre pour apaiser les inquiétudes des gens au sujet du temps. Après la conversation qui venait d’avoir lieu, l’allusion fit mouche. En déplorant que le devoir les appelle ainsi, les quatre femmes se furent vite égaillées comme une volée de moineaux.
Pensive, Faile les regarda sortir, Milla fermant la marche comme d’habitude – une benjamine à la traîne de ses sœurs aînées. Serait-il possible d’évoquer calmement ce sujet avec quelques membres du Cercle des Femmes de Bac-sur-Taren ? Car chaque village, pour que ses intérêts soient défendus, avait besoin d’un bourgmestre et d’une Sage-Dame qui sachent en imposer. Là encore, une situation délicate… Quand Perrin avait découvert qu’elle avait glissé un mot à l’oreille des hommes de Bac-sur-Taren, avant l’élection du bourgmestre, il n’avait pas été très content… Alors qu’il n’y avait aucune raison de ne pas soutenir un candidat, s’il était compétent – et s’il ne cachait pas qu’il était du côté du seigneur et de sa femme, pourquoi auraient-ils dû dissimuler qu’ils lui rendaient la pareille ? –, Faile avait jugé plus prudent de s’enfermer dans leur chambre afin d’attendre que la tempête se calme. Pourtant très doux et peu enclin à s’énerver, Perrin avait fulminé jusqu’à ce qu’elle lui promette de ne plus jamais fourrer son nez dans une élection municipale, que ce soit ouvertement ou dans son dos. Le « dans son dos » était cruellement injuste, et un rien humiliant. Cela dit, il n’avait rien précisé au sujet du Cercle des Femmes. Eh bien, ce qu’il ne savait pas ne pouvait que lui faire le plus grand bien, pas vrai ? Et idem pour Bac-sur-Taren…
Penser à Perrin rappela à Faile la promesse qu’elle s’était faite un peu plus tôt. Du coup, elle s’éventa plus rageusement. En matière d’âneries, le record n’avait pas été battu aujourd’hui, même avec les Sages-Dames, qui s’étaient au moins abstenues de demander quand le seigneur Perrin aurait un héritier – que la Lumière brille sur lui par avance ! Mais sans doute à cause de la chaleur, Faile se sentait… eh bien… très remontée. Perrin allait assumer ses responsabilités, ou…
Un roulement de tonnerre fit trembler le manoir et des éclairs illuminèrent le ciel derrière les fenêtres. S’il pleuvait…
Le cœur empli d’espoir, Faile se lança à la recherche de Perrin. S’il pleuvait, elle voulait partager ce moment avec lui. Ce qui ne lui épargnerait pas quelques mots bien sentis. Et même un long discours, s’il le fallait.
Perrin était là où elle supposait, au deuxième étage, sur la terrasse abritée par un toit. Vêtu d’une veste marron très simple, les cheveux bouclés, des épaules et des bras massifs, il était appuyé contre une colonne et contemplait le sol, d’un côté du manoir, sans s’intéresser le moins du monde au ciel.
Faile s’immobilisa à l’entrée de la terrasse.
Le tonnerre gronda de nouveau et d’autres éclairs zébrèrent le ciel. La foudre, dans un ciel sans nuages ? Rien qui annonçât de la pluie. Aucune averse pour dissiper la chaleur. Pas de neige ensuite. Malgré la sueur qui ruisselait sur ses joues, Faile frissonna.
— L’audience est terminée ? demanda Perrin, la faisant sursauter.
Il n’avait pas relevé la tête. Parfois, il était difficile de se souvenir qu’il avait l’ouïe extraordinairement fine. À moins qu’il ait senti sa femme – le parfum, espéra-t-elle, pas la sueur…
— Je pensais te trouver avec Gwil ou Hal.
Aux yeux de Faile, c’était un des plus grands péchés de Perrin. Alors qu’elle tentait de former les domestiques, il les tenait pour des types avec qui il pouvait rire aux éclats et vider une bonne chope de bière. Au moins, à l’inverse de tant de mâles, il n’était pas coureur de jupons. Par exemple, il n’avait jamais compris que Calle Coplin était venue travailler au manoir avec l’espoir de faire bien plus pour le seigneur Perrin que s’occuper de son linge. Et quand Faile avait chassé cette impudente à grands coups de balai – ou plutôt, avec ce qui restait d’un fagot de bois – il ne s’en était même pas aperçu.
La jeune femme vint se camper à côté de son mari afin de voir ce qu’il regardait. En bas, deux hommes au torse nu s’exerçaient avec des épées de bois. Tam al’Thor et Aram… Un vétéran grisonnant et un tout jeune homme… Mais Aram apprenait vite. Alors que Tam avait été un maître de la lame, son adversaire lui en faisait voir de toutes les couleurs.