D’instinct, Faile tourna la tête vers les tentes qui se dressaient dans un champ à la clôture de pierre, à un quart de lieue du bois de l’Ouest. Les autres Zingari campaient au milieu de chariots à moitié terminés – de petites maisons sur roues, en vérité. Bien entendu, depuis qu’Aram s’était armé d’une épée, ils ne le considéraient plus comme un des leurs. Les Tuatha’an ne recouraient jamais à la violence, pour quelque raison que ce soit. Quand leurs « roulottes » détruites par les Trollocs seraient terminées, partiraient-ils comme prévu ? En comptant ceux qu’on avait retrouvés cachés dans des bosquets, ils n’étaient toujours pas plus de cent. Selon toute probabilité, ils partiraient bel et bien, Aram choisissant de ne pas les suivre.
Faile n’avait jamais entendu parler de Zingari qui s’installaient quelque part…
Même si les gens de Deux-Rivières aimaient à dire que rien ne changeait chez eux, bien des choses avaient évolué depuis l’attaque des Trollocs. Champ d’Emond, à une centaine de pas du manoir, était plus grand que lors de l’arrivée de Faile, car on ne s’était pas contenté de reconstruire les maisons brûlées. Parmi les nouvelles, certaines étaient en pierre – une autre nouveauté – et quelques-unes arboraient des toits de tuile. Au rythme où poussait le village, il finirait bientôt par avaler le manoir…
On envisageait d’ériger un mur d’enceinte, au cas où les Trollocs reviendraient. Encore un changement…
Dans une rue, quelques enfants suivaient le géant Loial. Quelques mois plus tôt, la seule vue de l’Ogier, avec ses oreilles garnies de touffes de poils et son énorme nez, aurait attiré tous les gamins du village, leurs cris de surprise attirant leurs mères, terrifiées à l’idée de les voir ainsi exposés au danger. Désormais, les mêmes mères envoyaient leurs chers petits à Loial pour qu’il leur lise des histoires.
Avec leurs costumes tous aussi incongrus les uns que les autres, les étrangers grouillaient dans le village, presque aussi exotiques que l’Ogier. Mais plus personne ne faisait attention à eux. Pas plus d’ailleurs qu’aux trois Aiels qui séjournaient aussi à Champ d’Emond. Jusqu’à ces dernières semaines, deux Aes Sedai y avaient également résidé. Eh bien, à part quelques révérences respectueuses, elles ne suscitaient plus aucune réaction chez les villageois. Le changement, encore et toujours…
Sur la place Verte, pas loin de la Cascade à Vin, deux grands mâts dominaient tous les toits environnants. L’un arborait l’étendard à tête de loup rouge et à liseré également rouge devenue l’emblème de Perrin, et l’autre l’aigle en plein vol, tout aussi rouge, qui était jadis celui de Manetheren.
Durant les guerres des Trollocs, quelque deux mille ans plus tôt, Manetheren avait été rayée de la surface du monde. Mais le territoire appartenait alors à ce fier pays, et les gens de Deux-Rivières avaient unanimement décidé de se rallier à ce drapeau – et par acclamations, pour ainsi dire.
Le changement, oui. Ces hommes et ces femmes n’en mesuraient pas l’étendue, et ils ne voyaient pas qu’il était à présent inéluctable. Mais Perrin les aiderait à accepter cette révolution, puis à se diriger vers l’avenir qui les attendait au-delà de tant de bouleversements. Avec le soutien de Faile, il réussirait…
— J’allais souvent à la chasse au lapin avec Gwil, dit Perrin. Il est juste un peu plus vieux que moi, et il acceptait de m’emmener avec lui…
Faile eut besoin d’un moment pour retrouver le fil de la conversation.
— Gwil s’efforce d’apprendre le métier de valet. Quand tu l’invites à venir fumer la pipe avec toi, aux écuries, histoire de parler chevaux, tu ne l’aides pas du tout.
— Je sais…, murmura Perrin. Je sens qu’il m’attire vers lui…
La voix du jeune homme lui paraissant étrange, Faile tendit la main, saisit sa courte barbe et le força à tourner la tête vers elle. Toujours aussi étranges et fascinants, pour elle en tout cas, ses yeux jaunes étaient pleins de tristesse.
— Que veux-tu dire ? Tu aimes bien Gwil, mais…
— Je parle de Rand. Faile, il a besoin de moi.
Le nœud, dans son estomac, que la jeune femme tentait de défaire se serra encore un peu plus. Elle s’était convaincue que ce danger-là était parti avec les Aes Sedai. Quelle idiote ! Elle avait épousé un ta’veren, à savoir un homme autour duquel la Trame tissait la vie des gens. De plus, il avait grandi avec deux autres ta’veren, l’un étant le Dragon Réincarné. En conséquence, elle devait accepter de le partager avec la destinée – un autre nom de la Trame. Elle détestait l’idée de partager ne serait-ce qu’un de ses cheveux, mais elle n’avait pas le choix.
— Que vas-tu faire ?
— Aller le rejoindre…
Perrin tourna légèrement la tête et Faile suivit son regard. Un lourd marteau de forgeron et une hache au tranchant en demi-lune reposaient contre un mur.
— Je n’arrivais pas…, souffla Perrin d’une voix presque inaudible, à trouver comment te le dire. Je partirai ce soir, quand tout le monde dormira. Je doute qu’il reste beaucoup de temps, et le voyage sera peut-être long. Maître al’Thor et maître Cauthon t’aideront à traiter avec les bourgmestres, si c’est nécessaire. Je leur ai parlé… (Il tenta en vain de prendre un ton plus léger.) Les Sages-Dames ne devraient pas te poser de problèmes. C’est drôle, non ? Quand j’étais petit, je les trouvais terrifiantes. En réalité, elles sont très dociles, tant qu’on se montre ferme avec elles.
Faile pinça les lèvres. Ainsi, il avait parlé à Tam al’Thor et à Abell Cauthon, mais pas à elle ? En revanche, les Sages-Dames… S’il passait une seule journée dans la peau de sa femme, il verrait combien elles étaient « dociles ».
— Nous ne pouvons pas partir si brutalement. Il faudra du temps pour réunir une escorte fiable.
Perrin plissa les yeux.
— Nous ? Tu ne viendras pas ! Ce serait trop…
Il s’éclaircit la voix et continua d’un ton plus conciliant :
— Il vaut mieux que l’un de nous deux reste ici. Quand le seigneur s’en va, sa dame doit prendre en charge le domaine. C’est logique. Des réfugiés arrivent tous les jours, et il faut rendre la justice… Si tu pars aussi, ce sera aussi mauvais pour le territoire que le retour des Trollocs.
Comment pouvait-il croire qu’elle ne verrait pas ses grosses ficelles ? se demanda Faile. Il avait failli dire : « Ce serait trop dangereux. » Bizarrement, son obsession de la protéger faisait chaud au cœur de la jeune femme, et en même temps, ça la mettait hors d’elle.
— Nous ferons ce que tu estimes approprié, dit-elle.
Perrin cilla de surprise, se gratta la barbe et hocha la tête.
Désormais, il ne restait plus qu’à lui démontrer qu’un départ commun était approprié ! Au moins, il n’avait pas décrété qu’elle ne pouvait pas venir. Quand il se braquait, le faire changer d’avis était aussi facile que de déplacer seule un grenier à grain. Avec un peu de délicatesse, cependant, il s’avérait assez facile d’éviter que le seigneur Perrin s’entête. En général…
Sans crier gare, Faile enlaça son mari et blottit la tête contre sa puissante poitrine. Avec ses immenses battoirs, il lui caressa les cheveux, pensant sûrement qu’elle s’inquiétait parce qu’il partait. Eh bien, ce n’était pas faux, en un sens. Sauf qu’il ne partirait pas sans elle ! Pour sûr, il allait découvrir ce que ça signifiait d’avoir une épouse originaire du Saldaea…
La vie avait été si douce, loin de Rand al’Thor. Pourquoi le Dragon Réincarné avait-il besoin de son ami – avec une telle force que celui-ci le sentait malgré les centaines de lieues qui les séparaient ?