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— Je me demandais seulement autour de quoi pouvaient bien tourner ses pensées, Galina Sedai.

Exactement la dose de respect adaptée à un endroit si fréquenté – et peut-être même un peu trop. Galina Casban paraissait plus jeune que l’âge véritable de Katerine, alors qu’en réalité elle était deux fois plus âgée. Depuis dix-huit ans, cette femme au visage rond dirigeait l’Ajah Rouge. Bien entendu, seules les sœurs de cette obédience le savaient, car cette information ne filtrait jamais à l’extérieur. D’ailleurs, Galina ne siégeait même pas comme représentante de son ordre au Hall de la Tour. Contrairement aux dirigeantes des autres Ajah, aurait parié Katerine.

En toute logique, Elaida aurait dû nommer Galina à la tête de cette expédition, et pas cette baudruche gonflée d’importance de Coiren. Mais une sœur rouge, avait fait remarquer Galina, aurait risqué d’éveiller les soupçons de Rand al’Thor. En principe, la Chaire d’Amyrlin devait être au-dessus des Ajah, même celui d’où elle provenait. Pourtant, si Elaida consultait quelqu’un – ce dont on pouvait douter – c’était à coup sûr Galina.

— Viendra-t-il de son plein gré, comme Coiren le pense ? demanda Katerine.

— Peut-être, répondit Galina, très sèche. L’honneur que cette délégation représente pour al’Thor devrait le convaincre de rejoindre Tar Valon en portant son trône sur son dos.

Katerine ne se donna pas la peine d’acquiescer.

— Si elle en a l’occasion, Sevanna la sauvage le tuera.

— Dans ce cas, il ne faut pas qu’elle en ait l’occasion. (Galina pinça les lèvres.) La Chaire d’Amyrlin détesterait que ses plans soient bouleversés. Toi et moi, avant de mourir, nous risquerions de passer très longtemps à hurler dans le noir.

Tirant d’instinct sur son châle, Katerine frissonna. Avec toute la poussière qui flottait dans l’air, elle aurait dû mettre sa cape légère. Si dévastatrices que fussent les colères d’Elaida, ce n’était pas ça qui les tuerait… Alors qu’elle avait reçu son châle dix-sept ans plus tôt, Katerine, jusqu’au matin même, avant de quitter Tar Valon, ignorait qu’elle ne partageait pas avec Galina sa seule appartenance à l’Ajah Rouge. Membre depuis douze ans de l’Ajah Noir, elle n’avait jamais su que Galina l’était aussi, et depuis bien plus longtemps que ça. Par nécessité, les sœurs noires se cachaient, y compris les unes vis-à-vis des autres. Lors de leurs rares réunions, elles se dissimulaient le visage et déguisaient leur voix. Avant Galina, Katerine avait identifié deux de ses « collègues » seulement. Ses ordres, elle les trouvait sur son oreiller ou dans une poche de sa cape, l’encre étant conçue pour se volatiliser si d’autres mains que les siennes touchaient le parchemin. On lui avait indiqué un endroit où laisser ses éventuels messages, avec l’interdiction absolue d’attendre pour voir qui venait les prendre. En douze ans, elle n’avait jamais désobéi. Il y avait peut-être des sœurs noires dans le groupe qui était parti de Tar Valon un jour après le sien, mais elle n’avait aucun moyen de le savoir.

— Pourquoi nous châtierait-on ? demanda Katerine.

Même si c’était pour le livrer à Elaida, les ordres prescrivant d’épargner le Dragon Réincarné n’avaient aucun sens.

— Pour quelqu’un qui a juré d’obéir aveuglément, les questions sont dangereuses.

Katerine frissonna de nouveau.

— C’est vrai, Galina Sedai.

Pourtant, l’interrogation demeura. Pourquoi ?

— Elles ne nous ont manifesté ni respect ni honneur, marmonna Therava. Elles nous ont laissées entrer dans leur camp comme si nous étions des chiennes édentées, puis elles nous ont raccompagnées sous bonne garde, comme des voleuses.

Sevanna ne tourna pas la tête vers sa compagne. Tant qu’elle ne serait pas de retour dans le bosquet, elle entendait ne pas broncher, car les Aes Sedai guettaient sûrement des signes de nervosité chez leurs nouvelles « alliées ».

— Elles n’ont pas refusé mon exigence, Therava, c’est bien suffisant pour le moment.

En attendant mieux. Car un jour, tous ces pays seraient des proies à piller pour les Shaido. Et la Tour Blanche aussi.

— Ce plan est mal conçu, dit la troisième Matriarche d’un ton sec. Les Matriarches évitent les Aes Sedai, il en a toujours été ainsi. C’est peut-être différent pour toi, Sevanna. Étant la veuve de Couladin, tu parles comme un chef de tribu, et ça continuera jusqu’à ce que nous ayons envoyé un nouvel homme à Rhuidean. Mais les autres Matriarches ne devraient pas se mêler de tout ça.

Sevanna dut se forcer pour continuer à marcher comme si de rien n’était. Desaine s’était dès le début opposée à ce qu’on la nomme Matriarche. Arguant qu’elle n’avait pas suivi de formation, ni fait l’indispensable séjour à Rhuidean, elle affirmait en outre que son statut de chef de tribu provisoire la disqualifiait. De plus, qu’elle soit la veuve de deux chefs, et non d’un seul, signifiait peut-être qu’elle avait le mauvais œil. Par bonheur, les Matriarches Shaido avaient en majorité choisi le camp de Sevanna, pas celui de Desaine. Hélas, celle-ci avait malgré tout trop de partisanes pour qu’il soit possible de s’en débarrasser définitivement. Les Matriarches étaient intouchables, même celles qui avaient épousé la cause des traîtres et des abrutis qui s’étaient opposés aux Shaido devant Cairhien. Cela dit, Sevanna ne désespérait pas de trouver une solution discrète…

Comme si les doutes de Desaine l’influençaient, Therava marmonna à demi pour elle-même :

— L’erreur serait au contraire de nous dresser contre les Aes Sedai. Avant la Dislocation du Monde, nous les servions, et c’est pour nous punir de les avoir trahies que nous fûmes exilés dans la Tierce Terre. Si nous les trahissons de nouveau, nous serons détruits.

Des fadaises que tout le monde croyait, tirées d’anciennes légendes et légitimées par les coutumes. Sevanna avait cependant des doutes. Les Aes Sedai lui avaient semblé faibles et peu avisées. Par exemple, voyager avec pour escorte quelques centaines d’hommes, et traverser des pays où les vrais Aiels – les Shaido – pouvaient lancer contre elles des milliers de guerriers…

— Un jour nouveau s’est levé, dit Sevanna, reprenant l’introduction d’un des discours qu’elle avait tenus devant les Matriarches. Nous ne sommes plus liés à la Tierce Terre. Tout ce qui était a changé, n’importe qui peut le voir. Si nous ne changeons pas aussi, nous serons anéantis.

Sevanna n’avait jamais précisé l’étendue des changements qu’elle estimait requis. Si ça ne tenait qu’à elle, les Matriarches Shaido n’enverraient plus jamais un homme à Rhuidean…

— Nouveau jour ou non, grommela Desaine, que ferons-nous de Rand al’Thor, si nous parvenons à l’arracher aux griffes des Aes Sedai ? Il serait préférable, et plus facile, de lui planter un couteau dans le cœur pendant que les sœurs l’escortent vers le nord.

Sevanna ne répondit pas, simplement parce qu’elle ne savait que dire. Pas encore, en tout cas… Tout ce qu’elle savait, pour l’instant, se résumait à ça : si le soi-disant Car’a’carn, le chef suprême de tous les Aiels, était un jour enchaîné devant sa tente comme un chien enragé, ces terres appartiendraient pour de bon aux Shaido. Et à leur chef – elle-même. Elle le savait bien avant que l’étrange homme des terres mouillées l’ait trouvée d’une mystérieuse manière dans la montagne que ces gens appelaient la Dague de Fléau de sa Lignée. Après lui avoir remis un petit cube de pierre très dure couvert de bizarres sculptures, il lui avait dit comment l’utiliser – avec l’aide des Matriarches capables de canaliser – lorsque Rand al’Thor serait en son pouvoir.

Sevanna portait en permanence le cube dans sa bourse. Sans savoir exactement ce qu’elle finirait par faire, elle n’avait jamais parlé à personne de l’homme et de l’objet.