La tête haute, elle continua d’avancer sous le soleil brûlant pourtant suspendu dans un ciel d’automne.
S’il y avait eu des arbres, le jardin du palais aurait pu être un havre de relative fraîcheur, mais les plus hauts végétaux n’étaient que de pauvres haies ou des massifs taillés pour représenter des chevaux au galop, des plantigrades en train de faire des acrobaties ou d’autres absurdités de ce genre. Les ravages de l’art topiaire… En manches de chemise et lestés de seaux d’eau, des jardiniers couraient d’une horreur à une autre avec le futile espoir de sauver leurs chefs-d’œuvre. Depuis longtemps, ils avaient fait une croix sur les parterres de fleurs, les remplaçant par des pelouses qui agonisaient aussi.
— Cette chaleur est affreuse…, souffla Ailron.
Sortant de la manche de sa veste de soie jaune un mouchoir de dentelle, il se tamponna le visage puis jeta négligemment le carré de tissu pourtant précieux. Un serviteur en livrée or et rouge accourut, ramassa le mouchoir et repartit aussitôt vers sa place. Un autre vint donner un nouveau mouchoir au roi, afin qu’il le glisse dans sa manche pour remplacer le précédent. Bien entendu, Ailron ne remercia pas les deux domestiques, dont on pouvait douter qu’il ait remarqué l’existence.
— Ces jardiniers parviennent en général à tout garder en vie jusqu’au printemps, mais je perdrai peut-être quelques plantes cet hiver. Parce qu’il semble que nous n’en aurons pas, justement ! Ces végétaux supportent mieux le froid que la sécheresse. Vous ne trouvez pas qu’ils sont superbes, très chère ?
Oint par la Lumière, Roi et Défenseur de l’Amadicia et Gardien de la Porte Sud, Ailron n’était pas aussi beau que le prétendaient les rumeurs. Lors de leur première rencontre, des années plutôt, Morgase l’avait d’ailleurs soupçonné d’être lui-même à l’origine de cette légende. S’il avait bien des cheveux noirs denses et ondulants, son front se dégarnissait, son nez était un rien trop long et ses oreilles auraient gagné à être plus discrètes. Et pris dans sa totalité, il donnait une impression de mollesse.
Un jour, songea Morgase, il faudra que je demande… La Porte Sud de quoi ?
Agitant délicatement son éventail, Morgase étudia une des réalisations des jardiniers. On eût dit trois géantes nues en train de se battre avec des serpents tout aussi démesurés.
— De vrais chefs-d’œuvre, oui, mentit la reine d’Andor.
Quand on venait mendier de l’aide, il fallait savoir laisser son franc-parler à l’entrée…
— N’est-ce pas ? Mais on dirait que le devoir m’appelle ! Des affaires urgentes, semble-t-il…
Une dizaine d’hommes aux vestes aussi colorées que les défunts parterres de fleurs, sinon plus, venaient d’apparaître sur les marches du petit escalier de marbre, au bout de l’allée, et ils attendaient à côté d’une série de colonnes cannelées qui ne soutenaient rien.
— À ce soir, très chère… Nous reparlerons de vos graves problèmes et de ce que je peux y faire.
Ailron s’inclina au-dessus de la main de Morgase, s’arrêtant juste avant de la lui baiser. La reine fit une révérence, murmura les inepties d’usage et regarda le roi s’éloigner, suivi par la meute des domestiques qui ne le quittaient jamais – à l’exception d’un seul, cependant.
Son hôte parti, Morgase agita plus violemment son éventail, car le souverain, même s’il transpirait à grosses gouttes, se piquait de ne pas être affecté par la chaleur – donc, en sa présence, pas question de se ventiler plus que de raison. Puis la reine partit en direction de ses appartements. « Ses » par la bonne grâce d’Ailron, comme la robe bleu pâle qu’elle portait – un cadeau, celle-là. Ayant désormais plus que de la méfiance envers les décolletés plongeants, Morgase avait insisté pour un ras-du-cou des plus stricts.
Le domestique restant la suivit à distance. Bien entendu, Tallanvor se plaça sur ses talons. Toujours vêtu de la veste verte grossière qu’il portait pendant le voyage, le jeune officier ne se séparait jamais de son épée. Comme s’il avait pu redouter une attaque dans le palais de Seranda, à moins d’une lieue d’Amador.
La reine aurait volontiers ignoré son chevalier servant, mais comme d’habitude, il ne l’entendit pas de cette oreille.
— Nous aurions dû aller au Ghealdan, Morgase. À Jehannah.
Consciente d’avoir laissé certaines choses aller trop loin, Morgase se retourna dans un bruissement de soie et riva sur Tallanvor un regard brillant de colère.
— Pendant le voyage, la discrétion était de mise, mais ici, tout le monde sait qui je suis. Rappelle-le-toi aussi, et témoigne à ta reine le respect qui lui est dû. À genoux !
À la grande indignation de Morgase, Tallanvor ne réagit pas.
— Êtes-vous vraiment ma reine, Morgase ? demanda-t-il à voix basse, afin que le domestique n’entende pas. (Mais ses yeux aussi brillaient – de colère, certes, mais surtout de désir, si puissamment que la reine faillit en reculer d’un pas.) Je ne vous abandonnerai pas de ce côté de la mort, Morgase, mais vous, qu’avez-vous renié en livrant le royaume d’Andor à Gaebril ? Quand vous l’aurez reconquis, je m’agenouillerai, et vous pourrez me faire couper la tête, si ça vous chante. Jusque-là… Nous aurions dû aller au Ghealdan !
Depuis que la reine avait découvert qu’aucune maison noble andorienne ne la soutiendrait, ce jeune idiot aurait été prêt à mourir en combattant l’usurpateur. Et jour après jour, semaine après semaine, après qu’elle eut décidé de quérir l’aide d’un royaume étranger, il était devenu plus insolent et plus indiscipliné. Si elle demandait la tête de Tallanvor à Ailron, il accéderait à sa requête sans poser de questions. Mais certainement pas sans arrière-pensées… Morgase était une mendiante ici, et elle ne devait surtout pas demander une faveur de plus que le strict nécessaire. De plus, sans Tallanvor, elle n’aurait pas été ici, mais à Caemlyn, toujours prisonnière – et pire que ça, même – du seigneur Gaebril. S’il conservait la tête sur les épaules, Tallanvor le devait à ces deux raisons, et rien de plus.
L’armée de Morgase montait la garde devant les portes sculptées de ses appartements. Une sacrée équipe, son armée !
Le visage rubicond, Basel Gill tentait en vain de dissimuler sa calvitie naissante en tirant sur son crâne une pathétique mèche de cheveux. Sa tunique de cuir ornée de disques de métal menaçait d’exploser à cause de sa bedaine et il arborait sur la hanche une épée qu’il n’avait pas dû toucher pendant vingt ans, avant de se lancer dans cette aventure. Costaud et endurci, Lamgwin avait des paupières tombantes qui lui donnaient un air perpétuellement endormi. Lui aussi portait une épée, mais son nez cassé et ses cicatrices indiquaient qu’il avait plutôt l’habitude d’utiliser ses poings ou de manier un gourdin. Un aubergiste et un bagarreur des rues. À part Tallanvor, voilà les troupes que Morgase avait pu lever afin de reprendre son bien à Gaebril.
Les deux hommes se fendirent de révérences maladroites. Les ignorant, Morgase entra chez elle et claqua la porte au nez de Tallanvor.
— Le monde, clama-t-elle, serait un endroit bien plus agréable si les hommes n’existaient pas.
— Bien plus vide, surtout, dit la vieille nourrice de la reine, assise dans un fauteuil près de la fenêtre couverte d’un rideau de velours de l’antichambre.
Présentement penchée sur un tambour à broder, son chignon gris oscillant doucement, la quasi squelettique Lini avait l’air beaucoup plus frêle qu’elle l’était en réalité.
— Je suppose qu’Ailron ne s’est pas montré plus coopératif aujourd’hui ? Ou est-ce Tallanvor, mon enfant ? Tu dois apprendre à ne pas te laisser taper sur les nerfs par les hommes. Quand tu t’énerves, ça te gâche le teint…