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Alors qu’il remontait les couloirs aux murs de pierre de la Forteresse, en direction de sa salle d’audience privée, des dizaines de Fils s’inclinèrent sur son passage. Dans l’antichambre, Balwer, son secrétaire au visage las, se leva d’un bond et déclama la liste de tous les documents attendant d’être signés par le seigneur général. Mais l’attention de Niall se focalisa sur l’homme de haute taille qui, à son entrée, s’était levé d’un des fauteuils réservés aux visiteurs. Sur sa cape, on distinguait un bâton de berger écarlate derrière le soleil rougeoyant, et trois nœuds d’or, au-dessous, indiquaient son grade.

Jaichim Carridin, Inquisiteur de la Main de la Lumière, semblait toujours aussi dur qu’avant, mais avec davantage d’argent sur les tempes que lors de leur précédente rencontre. Son regard sombre trahissait un rien d’inquiétude, et ce n’était pas étonnant. Ses deux dernières missions s’étaient terminées par un désastre, rien de très encourageant pour un homme qui aspirait à devenir un jour le Haut Inquisiteur – voire le seigneur général, tout simplement.

Niall lança sa cape à Balwer et fit signe à Carridin de le suivre dans la salle d’audience. À part les étendards pris à l’ennemi qui décoraient les murs lambrissés, et le soleil incrusté dans le sol au prix d’assez d’or pour stupéfier n’importe quel visiteur, la pièce strictement fonctionnelle ressemblait au bureau d’un soldat – le reflet fidèle de ce qu’était son occupant.

Niall s’assit dans son fauteuil à haut dossier dépourvu d’ornements. Les deux cheminées, placées face à face, étaient éteintes à une période de l’année où de grandes flammes auraient dû y rugir. Une preuve de plus que l’Ultime Bataille approchait.

Carridin s’inclina puis s’agenouilla sur le grand soleil poli par des siècles de semelles et de genoux.

— T’es-tu demandé pourquoi je t’ai convoqué, Carridin ?

Après la plaine d’Almoth, Falme et Tanchico, l’Inquisiteur n’aurait pas eu tort de craindre que ce soit pour l’arrêter. Mais s’il soupçonnait une telle éventualité, il n’en laissait rien paraître. Comme toujours, il ne pouvait pas s’empêcher de montrer qu’il en savait plus long que n’importe qui sur absolument tout. Trop long, en réalité…

— Seigneur général, les Aes Sedai en Altara, voilà à quoi j’ai pensé… Une chance d’éliminer la moitié de ces maudites sorcières de Tar Valon, presque sans bouger de chez nous.

Une exagération. À Salidar, il y avait au maximum un tiers des sœurs.

— As-tu émis cette hypothèse à voix haute, devant tes amis ?

Niall doutait que le Confesseur – un nom que les inquisiteurs détestaient – ait des amis, mais il devait bien avoir des compagnons de libations. Voire de beuveries, ces derniers temps… Cela dit, cet homme avait des compétences qui pouvaient se révéler utiles.

— Non, seigneur général… Je suis plus avisé que ça.

— Très bien… Parce que tu n’iras pas à Salidar, et les Fils de la Lumière non plus…

Niall n’aurait pu jurer qu’il avait vu du soulagement s’afficher un instant sur les traits du Confesseur. Mais si c’était le cas, ça ne correspondait pas au personnage. Jusque-là, Carridin n’avait jamais manqué de courage. Et sa réponse alla dans ce sens :

— Mais ces sœurs sont à notre merci, attendant d’être taillées en pièces. Ça prouve que les rumeurs n’en sont pas : la tour est bel et bien divisée. Nous pouvons détruire ces sorcières-là sans que les autres lèvent le petit doigt. La tour pourrait en être assez affaiblie pour s’écrouler.

— Tu le crois vraiment ? demanda Niall.

Il croisa les mains sur son giron et prit une grande inspiration. Les Confesseurs – oui, la Main de la Lumière abominait ce nom, mais il l’utilisait quand même – ne voyaient que ce qu’ils avaient devant le nez, et encore.

— La tour elle-même peut difficilement soutenir ce faux Dragon nommé al’Thor. Et s’il finit par tourner comme Logain ? En revanche, un groupe de sœurs dissidentes… Ces Aes Sedai-là pourraient se rallier à al’Thor sans que la Tour Blanche risque de se salir les mains.

Niall était certain de son interprétation. Si Carridin avait eu raison, il y aurait effectivement eu moyen de tirer parti d’une division pour miner encore un peu plus le pouvoir de la tour. Mais cette dissidence était un leurre.

— Ce qui compte, c’est ce que voit le monde. Et je ne lui donnerai pas à voir une simple lutte d’influence entre les Fils de la Lumière et la Tour Blanche.

En tout cas, pas tant que le monde ne verrait pas la Tour Blanche pour ce qu’elle était, à savoir un nid puant de Suppôts des Ténèbres manipulant des forces dont l’humanité, en principe, aurait dû se tenir éloignée – en particulier de celle qui avait provoqué la Dislocation du Monde.

— Ce combat, c’est le monde contre le faux Dragon al’Thor.

— Si je ne vais pas en Altara, seigneur général, quels sont mes ordres ?

Niall baissa la tête en soupirant. Soudain, il se sentait épuisé. Comme si le poids des ans l’écrasait.

— Tu iras en Altara, Carridin.

Niall connaissait le nom et le visage de Rand al’Thor depuis la prétendue invasion venue de l’autre côté de l’océan, à Falme – en fait, un peu après, mais ça ne changeait rien. Une machination des Aes Sedai qui avait coûté un millier d’hommes aux Fils de la Lumière, inaugurant le chaos qui régnait désormais au Tarabon et en Arad Doman, deux pays infestés de fidèles du Dragon. Sachant qui était al’Thor, le seigneur général avait cru qu’il pourrait lui servir d’aiguillon pour forcer les nations à s’unir. Une fois fédérées, sous sa direction, elles auraient pu en finir avec al’Thor puis se préparer à affronter les hordes de Trollocs. Afin de signaler le danger, il avait envoyé des émissaires aux dirigeants de tous les pays. Mais al’Thor s’était déplacé plus vite qu’il l’aurait cru possible – et il n’en revenait toujours pas. Alors que Niall avait l’intention de laisser ce lion enragé arpenter les rues assez longtemps pour flanquer la trouille à tout le monde, cet animal était devenu un géant qui courait à la vitesse de l’éclair.

Mais tout n’était pas perdu, il convenait de ne pas l’oublier. Quelque mille ans plus tôt, Guaire Amalasan s’était autoproclamé « Dragon Réincarné ». Un imposteur, certes, mais capable de canaliser. En son temps, Amalasan avait conquis plus de nations qu’al’Thor. Puis un jeune roi nommé Artur Aile-de-Faucon s’était opposé à lui, commençant à se forger son propre empire. Niall ne se prenait pas pour un nouvel Artur, mais le monde devrait faire avec lui. En tout cas, il n’abandonnerait pas tant qu’il lui resterait un souffle de vie.

Et il avait déjà pris des mesures contre al’Thor et sa puissance grandissante. En sus des émissaires, il avait envoyé des hommes au Tarabon et en Arad Doman. Des agents avisés capables de souffler dans les bonnes oreilles que tous les problèmes pouvaient être imputés aux fidèles du Dragon, des fous et des Suppôts qui soutenaient al’Thor. Et à la Tour Blanche, bien entendu. Venues du Tarabon, une multitude de rumeurs laissaient entendre que les Aes Sedai étaient impliquées dans les combats. Le genre de mensonges susceptibles de préparer les gens à entendre la vérité. Désormais, il était temps de passer à la suite du plan, afin de convaincre les indécis de choisir un camp.

Le temps… Niall en avait si peu. Pourtant, il ne put s’empêcher de sourire. Certains de ses ennemis, morts depuis longtemps, avaient coutume de dire : « Quand Niall sourit, c’est qu’il est prêt à vous sauter à la gorge. »

— L’Altara et le Murandy, dit-il à Carridin, sont sur le point de subir une infestation de fidèles du Dragon.

Avec sa voûte de plâtre sculpté, ses riches tapis sur un sol de dalles blanches et ses murs lambrissés également sculptés, la salle ressemblait à un salon de palais. Pourtant, ce lieu était très éloigné de tous les palais du monde. En fait, il était loin de tous les lieux qui existaient, en tout cas selon la pauvre compréhension des mortels.