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Alors qu’elle tournait autour d’une table incrustée de lapis-lazuli, la robe de soie ocre de Mesaana bruissait agréablement. Pour l’heure, la jeune femme passait le temps en construisant une tour avec des dominos d’ivoire, chaque niveau étant plus grand que le précédent. Elle se rengorgeait de réussir cet exploit grâce à sa connaissance des lois de la physique, sans utiliser un filament de Pouvoir. Elle en était à neuf niveaux, pour le moment…

À dire vrai, plus qu’à se distraire, elle cherchait à éviter de faire la conversation à sa compagne. Assise dans un fauteuil tendu de velours rouge, Semirhage brodait, ses longs doigts fins alignant les points pour composer une mosaïque complexe de motifs floraux. Mesaana s’étonnait toujours que cette femme aime une activité si triviale. Sur le velours rouge, sa robe noire faisait un contraste frappant. Demandred lui-même n’osait pas lui lancer à la tête qu’elle portait si souvent du noir pour se démarquer de Lanfear, toujours de blanc vêtue.

Pour la millième fois, Mesaana tenta de comprendre pourquoi elle se sentait si mal à l’aise face à cette femme. Consciente de ses forces et de ses faiblesses, dans le Pouvoir et dans d’autres domaines, elle était l’égale de Semirhage dans bien des domaines. Et là où ce n’était pas le cas, elle avait pour compenser des points forts correspondant à certains points faibles de sa rivale. Mais le problème n’était pas là. Semirhage prenait plaisir à se montrer cruelle, pourtant, là encore, ça ne pouvait pas être ça. Mesaana savait faire mal aux gens quand il le fallait, et elle se fichait de ceux que Semirhage torturait.

Pourtant, il devait bien y avoir une raison à son trouble. Mais impossible de la trouver.

Agacée, elle posa un nouveau domino. La tour s’écroula, des petits rectangles d’ivoire tombant sur le sol. Avec un claquement de langue, Mesaana se détourna de la table et croisa les bras.

— Où est Demandred ? Voilà dix-sept jours qu’il est parti pour le mont Shayol Ghul, mais il a attendu jusqu’à maintenant pour nous informer qu’il a un message, et voilà qu’il ne se montre toujours pas.

Durant ce laps de temps, Mesaana était allée deux fois à la Fosse de la Perdition, marchant dans le tunnel où les horribles crocs de pierre lui frôlaient le crâne. Et qu’avait-elle trouvé ? Rien, à part un étrange Myrddraal beaucoup trop grand et muet comme une tombe. La Brèche était toujours là, certes, mais le Grand Seigneur ne lui avait pas répondu. En ces deux occasions, elle n’était pas restée longtemps. Alors qu’elle se croyait au-delà de la peur – au moins de celle que pouvait éveiller le « regard » d’un Demi-Humain – le lourd silence et l’intensité malveillante du Blafard l’avaient incitée à repartir d’un pas vif. À la course, même, si elle ne s’était pas contrôlée. Si canaliser en ce lieu n’avait pas été un suicide, elle aurait abattu le Myrddraal ou aurait « voyagé » pour s’éloigner plus vite de la Fosse.

Semirhage leva les yeux de son ouvrage – des yeux noirs sur un visage sans rides au teint sombre –, posa à côté d’elle sa broderie et se leva gracieusement.

— Il viendra… quand il viendra…, dit-elle calmement. (Elle ne s’énervait jamais, ni ne se départait de sa grâce.) Si tu ne veux pas attendre, va-t’en !

D’instinct, Mesaana se dressa sur la pointe des pieds, mais elle dut quand même lever la tête. À cause de ses parfaites proportions, il fallait se trouver face à Semirhage – en d’autres termes, être toisée par elle – pour s’apercevoir qu’elle était plus grande que la majorité des hommes.

— M’en aller ? C’est ce que je vais faire… Et il pourra…

Il n’y eut aucun avertissement. Pour une femme, il n’y en avait jamais quand un homme canalisait le Pouvoir. Une ligne verticale brillante apparut dans les airs, puis s’élargit tandis que le portail pivotait et s’ouvrait assez longtemps pour laisser passer Demandred, qui salua chaque femme d’une esquisse de révérence. Tout d’anthracite vêtu, il arborait de la dentelle blanche au col. Pour lui, s’adapter à la mode et aux tissus de cet Âge ne présentait aucune difficulté.

Son visage au nez aquilin était raisonnablement beau, mais pas assez pour faire battre la chamade au cœur de toutes les femmes qui le croisaient. En un sens « pas assez » et « presque » auraient pu résumer toute l’histoire de sa vie. Par exemple, il avait eu la malchance de naître un jour après Lews Therin Telamon, le futur Dragon. Ensuite, Barid Bel Medar, le nom qu’il portait alors, avait passé des années à « presque » égaler les exploits de Lews Therin, mais « pas assez », cependant, pour se gagner une gloire équivalente à la sienne. Cela dit, sans Lews Therin, il aurait été l’homme le plus acclamé de son Âge. S’il avait été choisi pour commander à la place d’un homme qu’il considérait comme son inférieur, intellectuellement parlant – un imbécile trop timoré mais à maintes reprises servi par une chance incroyable –, aurait-il été ici aujourd’hui ?

Des spéculations qui ne menaient à rien, même si ce n’était pas la première fois que Mesaana s’y abandonnait. Au fond, une seule chose comptait : Demandred méprisait le Dragon. Et maintenant que ce Dragon s’était Réincarné, il avait transféré sa haine sur le nouvel avatar de Lews Therin.

— Pourquoi… ?

Demandred leva une main.

— Attendons que tout le monde soit là, Mesaana. Ainsi, je n’aurai pas besoin de me répéter.

Mesaana sentit le premier filament de saidar un peu avant qu’un autre portail s’ouvre afin de laisser passer Graendal, pour une fois sans son habituelle suite de serviteurs à moitié nus. Comme Demandred, elle fit aussitôt disparaître l’ouverture. Les cheveux blond tirant sur le roux, bien en chair sans être trop enveloppée, elle avait réussi à dénicher du streith – un tissu à l’origine blanc mais qui changeait de couleur selon les humeurs de qui le portait – pour se faire confectionner une robe au col montant. Apparemment pudique, donc, mais présentement transparente, ce qui reflétait bien l’état d’esprit de sa propriétaire. Parfois, Mesaana se demandait si Graendal s’intéressait à autre chose qu’au plaisir des sens.

— Je me demandais si vous seriez là ! lança la nouvelle venue. Vous êtes si secrets, tous les trois.

Elle eut un rire un peu bêta. Mais la prendre pour une imbécile aurait été une erreur grossière. Presque tous ceux qui l’avaient commise pourrissaient sous terre, victimes de la femme qu’ils avaient sous-estimée.

— Sammael viendra-t-il ? s’enquit Demandred.

Graendal eut un vague geste de la main.

— Il ne te fait plus confiance… J’ai peur qu’il ne se fie plus à personne.

Le streith s’assombrit, devenant une brume opaque.

— Il s’occupe de ses troupes en Illian, grognant sans cesse parce qu’il n’a pas de lances-choc pour les équiper. Le reste de son temps, il cherche un angreal ou un sa’angreal utilisable. Un artefact d’une puissance acceptable, bien entendu.

Tous les regards se rivèrent sur Mesaana, qui prit une profonde inspiration. Ils auraient tous donné n’importe quoi – enfin presque – pour un angreal ou un sa’angreal de qualité. Si chacun d’entre eux était bien plus fort que la meilleure des gamines mal formées qui osaient se faire appeler des Aes Sedai, ces sales gosses, en se liant en nombre suffisant, pouvaient leur infliger une écrasante défaite. N’était que ces idiotes ignoraient comment s’y prendre, et qu’elles n’en avaient de toute façon pas les moyens. Pour aller au-delà de treize, dans un lien, il fallait au moins un homme, et plus que ça pour dépasser vingt-sept. En vérité, ces fillettes – aux yeux de Mesaana, qui avait vécu plus de trois cents ans, sans compter son séjour forcé dans la Brèche, et qui abordait à peine l’âge moyen, même la plus vieille était un bébé – ne représentaient aucun danger, mais ça ne diminuait en rien le désir brûlant, chez les quatre Élus, de posséder un angreal, ou mieux encore, le plus puissant sa’angreal du monde. Avec ces artefacts, vestiges de leur époque désormais révolue, ils pourraient canaliser des quantités de Pouvoir suffisantes pour les carboniser, en l’absence de « focale ». Bref, chacun d’eux aurait donné beaucoup pour s’approprier un de ces trésors. Mais pas tout, sauf en cas d’absolue nécessité. Cela dit, cette limite n’empêchait pas le désir de possession de brûler en eux.