Par habitude, Mesaana adopta un ton professoral :
— Désormais, la Tour Blanche a placé des gardes et des protections à l’extérieur et à l’intérieur de ses salles au trésor. En plus, les Aes Sedai, chaque jour, recomptent quatre fois leurs artefacts. Dans la Pierre de Tear, la grande salle est également « protégée » – avec un piège vicieux qui m’aurait coincée si j’avais tenté de le franchir ou de le dénouer. Je doute que ce soit faisable, sauf par les personnes qui l’ont tissé. En l’état, c’est une chausse-trappe pour toute femme capable de canaliser.
— D’après ce qu’on dit, à Tear, on ne trouve qu’un fatras de vieux trucs inutilisables, intervint Demandred. Les Teariens ont thésaurisé tout ce qui pouvait avoir de près ou de loin un rapport avec le Pouvoir.
Mesaana aurait juré que Demandred ne se référait pas seulement à des « on-dit ». À coup sûr, il devait y avoir un piège destiné aux hommes, sinon, il aurait eu depuis longtemps son sa’angreal et se serait lancé à l’attaque de Rand al’Thor.
— Il y a sans doute des artefacts à Cairhien et à Rhuidean, mais à supposer qu’on ne tombe pas sur ce fichu al’Thor, ces deux cités grouillent de femmes en mesure de canaliser le Pouvoir.
— Des gamines ignorantes, siffla Graendal.
— Si une fille de cuisine te plante un couteau dans le dos, dit froidement Semirhage, penses-tu être moins morte que si tu succombes lors d’un duel au sha’je, à Qal ?
Mesaana approuva du chef.
— En clair, ça nous laisse les artefacts enfouis dans des ruines ou oubliés au fond d’un grenier. Si vous comptez sur la chance pour en trouver un, ne vous gênez pas ! Moi, ça ne m’intéresse pas. À moins que l’un de vous sache où trouver une boîte de stase ?
Une question non dépourvue d’ironie. Si les boîtes de stase avaient en principe dû résister à la Dislocation du Monde, elles devaient désormais reposer au fond d’un océan ou être ensevelies sous des montagnes. À part quelques noms et des légendes, il ne restait rien de l’Âge où les Élus avaient vu le jour.
Graendal eut un sourire mielleux.
— J’ai toujours pensé que tu aurais dû être professeur… Désolée, j’ai oublié…
Mesaana se rembrunit. La trajectoire qui l’avait conduite au Grand Seigneur avait commencé lorsqu’on lui avait refusé un poste à l’université de Collam Daan, des siècles auparavant. Pas assez douée pour la recherche, lui avait-on dit. En revanche, elle pouvait toujours enseigner… Eh bien, elle l’avait fait, jusqu’à ce qu’elle leur apprenne à tous une bonne leçon.
— J’aimerais bien entendre ce qu’a dit le Grand Seigneur, s’impatienta Semirhage.
— Moi aussi. Allons-nous tuer al’Thor ?
S’apercevant qu’elle serrait à deux mains le devant de sa robe, Mesaana le lâcha. Bizarre… En principe, elle ne se laissait jamais énerver.
— Si tout va bien, dans deux mois, peut-être trois, il sera en un endroit où je pourrai aisément l’atteindre. Et sans défense…
— Où tu pourras aisément l’atteindre ? répéta Graendal, perplexe. Où est donc ta tanière ? Aucune importance ! Si simple soit-il, c’est le meilleur plan que j’aie entendu récemment.
Demandred continua à se taire, observant les trois femmes. Non, pas les trois. Seulement Semirhage et Mesaana. Et quand il parla enfin, à demi pour lui-même, ce fut à elles qu’il s’adressa :
— Quand je pense à l’endroit que vous avez choisi, l’une comme l’autre, je me pose des questions… Que sait le Grand Seigneur, et depuis quand ? Quelle proportion de tous les récents événements fait partie de son plan originel ?
Personne ne répondit.
— Vous voulez savoir ce qu’il m’a dit ? D’accord, mais que ça reste entre nous, alors… Puisque Sammael n’est pas venu, il n’en saura rien. Idem pour les autres, vivants ou morts… La première partie du message est très simple : « Laissez régner le Seigneur du Chaos. » Ce sont les mots du Grand Seigneur…
Demandred eut une moue qui aurait pu ressembler à un sourire – une première, songea Mesaana, intriguée. Puis il leur fit part de la suite du message.
Quand il eut fini, Mesaana s’avisa qu’elle tremblait – sans pouvoir déterminer si c’était d’excitation ou de peur. Ça pouvait fonctionner, et combler toutes leurs attentes. Mais pour ça, il fallait de la chance, et elle n’avait jamais été très à l’aise avec cette notion. Le flambeur, c’était Demandred. Et il avait raison sur un point : Lews Therin s’était fabriqué sa propre chance à la manière dont le trésor d’une nation frappe de la monnaie. Et selon elle, Rand al’Thor faisait exactement pareil…
Sauf… Eh bien, sauf si le Grand Seigneur avait un plan en plus de celui qu’il avait exposé à Demandred. Et cette possibilité était plus terrifiante que toutes les autres.
Le miroir au cadre doré renvoyait l’image de la pièce : la troublante mosaïque, sur les murs, les meubles rehaussés d’or, les autres miroirs et les tapisseries. La pièce d’un palais, mais sans fenêtres ni porte. Le miroir reflétait aussi l’image d’une femme en robe rouge sombre qui faisait rageusement les cent pas, son beau visage tordu par un mélange de fureur et d’incrédulité. Oui, d’incrédulité !
Ce miroir reflétait aussi le visage de l’homme, et ça l’intéressait beaucoup plus que tout ce qui concernait la femme. Pour la centième fois, il ne put s’empêcher de toucher son nez et sa bouche afin de s’assurer qu’ils étaient bien réels. Son visage n’était pas jeune, mais bien moins vieux, cependant, qu’au moment où il s’était réveillé pour la première fois du long sommeil, ce trou noir peuplé d’interminables cauchemars.
Des traits ordinaires… Depuis toujours, il détestait être banal. Entendant sortir de sa gorge un ricanement de dément, il le réprima. Il n’était pas fou. Malgré tout, il n’en était pas là.
Durant sa seconde période de sommeil, plus horrible encore que la première, on lui avait donné un nom – avant qu’il se réveille dans ce corps et avec ce visage. Osan’gar. Un nom donné par une voix qu’il connaissait et à laquelle il n’aurait pas osé désobéir. Son ancien nom, affecté avec dédain et accepté fièrement, était à jamais perdu. La voix de son maître en avait décidé ainsi. La femme, elle, se nommait Aran’gar. Et son ancienne identité n’existait plus.
Un choix intéressant, ces noms… Un osan’gar et un aran’gar étaient les poignards qu’on tenait dans la main gauche et la main droite dans une forme de duel qui avait été fugacement populaire lors de la longue période de préparation séparant le jour où la Brèche avait été forée du véritable début de la Guerre du Pouvoir. Les souvenirs d’Osan’gar étaient lacunaires, car il avait perdu tant de choses durant le long sommeil puis le court, mais il se souvenait très bien de ça. Une popularité fugace, parce que les deux duellistes mouraient pratiquement chaque fois. Logique lorsqu’on s’affrontait avec des lames enduites d’un poison lent…