Une silhouette passa rapidement dans le miroir. Osan’gar se retourna sans précipitation inutile. Il devait se rappeler qui il était, et faire en sorte que les autres ne l’oublient pas. Alors qu’il n’y avait toujours pas de porte, un Myrddraal venait d’entrer dans la pièce. Rien d’extraordinaire, en ces lieux. Cela dit, le Demi-Humain était plus grand que tous ceux qu’Osan’gar avait vus.
Il prit son temps, laissant le Myrddraal mijoter dans son jus, mais Aran’gar brisa le silence avant qu’il se soit décidé à parler :
— Pourquoi m’a-t-on fait ça ? Qu’est-ce que je fiche dans ce corps ? Pourquoi tout ça ?
La dernière phrase s’acheva quasiment sur un cri.
Osan’gar aurait juré que les lèvres livides du Myrddraal venaient de dessiner un sourire. Mais c’était impossible, ici ou n’importe où ailleurs. Alors que même les Trollocs avaient le sens de l’humour – certes bestial et violent – les Demi-Humains en étaient totalement dépourvus.
— Tous les deux, vous avez reçu ce qu’on pouvait trouver de mieux dans les Terres Frontalières. (Une voix sifflante qui évoquait une vipère rampant dans une herbe desséchée.) C’est un bon corps, fort et en pleine santé. Bien meilleur que l’autre possibilité…
Les deux assertions étaient exactes. Ce corps que n’eût pas renié une danseuse de daien de l’ancien temps était d’une grande qualité, et le visage au teint ivoire et aux yeux verts, encadré de cheveux noirs, allait parfaitement avec. Et de toute façon, n’importe quoi aurait mieux valu que l’autre possibilité…
Aran’gar parut ne pas voir les choses de cette façon. Son beau visage brûlant de rage, elle semblait sur le point de prendre un risque insensé. Osan’gar l’aurait même juré, car il y avait toujours eu un problème avec elle, à ce niveau-là. En comparaison, Lanfear aurait pu passer pour un parangon de prudence.
Osan’gar tenta de saisir le saidin. Canaliser ici risquait d’être dangereux, mais moins que de laisser Aran’gar faire quelque chose de vraiment stupide. Hélas, il tenta de saisir le saidin… et ne trouva rien. Pas à cause d’un bouclier. Ça, il l’aurait senti, et il aurait fini par trouver un moyen de le contourner ou de le briser, à condition que la puissance soit raisonnable. Non, il avait l’impression d’être isolé du Pouvoir. Choqué, il s’en pétrifia sur place.
Aran’gar ne réagit pas comme lui. Alors qu’elle venait sans doute de découvrir la même chose que lui, ça ne l’affecta pas du tout d’une manière identique. Avec un feulement de félin, elle se jeta sur le Myrddraal, toutes griffes dehors.
Une attaque désespérée, évidemment. Sans même bouger, le Demi-Humain prit la femme par la gorge et leva le bras jusqu’à ce que ses talons décollent du sol. Alors que son feulement devenait un gargouillis, Aran’gar saisit à deux mains le poignet du Myrddraal. Serrant toujours le cou de l’imprudente, celui-ci tourna son visage sans yeux vers Osan’gar :
— Vous n’avez pas été amputés, mais vous ne canaliserez pas tant qu’on ne vous en aura pas donné l’autorisation. Et vous ne me frapperez jamais. Je suis Shaidar Haran.
Osan’gar voulut déglutir, mais sa bouche semblait remplie de poussière. À l’évidence, cette créature n’avait aucun rapport avec ce qu’on lui avait fait, quoi que ce fût. Si les Myrddraals étaient dotés de pouvoirs, ça n’allait pas jusque-là. Pourtant, celui-là savait ce qui s’était passé.
Osan’gar n’avait jamais aimé les Demi-Humains. Ayant participé à la création des Trollocs – en hybridant le bétail humain et animal –, il restait fier de son travail, qui nécessitait de grandes compétences. Mais les Myrddraals, résultats hasardeux et rares de sombres manipulations, l’avaient toujours mis mal à l’aise, dans le meilleur des cas.
Shaidar Haran regarda de nouveau la proie qu’il serrait dans son poing. Le visage rouge vif, la femme ne battait presque plus des jambes.
— Tu t’adapteras, reprit le Myrddraal, s’adressant à Aran’gar. Le corps se plie à l’âme, mais l’esprit, lui, se plie au corps. D’ailleurs, tu es déjà en train de t’adapter. Bientôt, il te semblera que tu n’as jamais eu d’autre corps. Bien entendu, tu peux aussi refuser ton sort. Dans ce cas, une autre femme prendra ta place, et tu seras livrée à mes frères, toujours incapable de canaliser, évidemment. (Les lèvres du Demi-Humain se plissèrent bizarrement une nouvelle fois.) Dans les Terres Frontalières, mes frères manquent de divertissement…
— Elle ne peut pas parler, dit Osan’gar. Tu es en train de la tuer. Ignores-tu qui nous sommes ? Demi-Humain, lâche-la ! Obéis-moi !
Car enfin, cette créature devait se plier à la volonté d’un Élu.
Le Myrddraal observa pourtant un long moment le visage presque bleu d’Aran’gar, avant de la reposer sur le sol et de desserrer sa prise.
— J’obéis au Grand Seigneur et à personne d’autre.
Toujours cramponnée au poignet du Demi-Humain, Aran’gar toussa et faillit s’étrangler avec l’air qu’elle aspirait. Si son bourreau l’avait lâchée, elle serait tombée comme une masse.
— Te soumettras-tu à la volonté du Grand Seigneur ?
Une simple question, sans rien d’une exigence, et pourtant…
— Je… Oui…, souffla Aran’gar.
Quand Shaidar Haran l’eut lâchée, elle tituba et se massa la gorge. Osan’gar fit mine de venir à son aide, mais elle le foudroya du regard puis le menaça du poing avant qu’il ait pu la toucher. Les mains levées, il recula. Voilà une hostilité dont il n’avait aucun besoin ! Mais c’était un bon corps… et une excellente plaisanterie. Alors qu’il s’était toujours rengorgé de son sens de l’humour, cette blague-là était extraordinaire.
— N’éprouvez-vous aucune gratitude ? demanda le Myrddraal. Tous les deux, vous étiez morts, et vous voilà de nouveau vivants. Pensez à Rahvin, dont l’âme est au-delà de tout salut, au-delà même du temps. Vous avez une chance de servir de nouveau le Grand Seigneur, et de vous faire pardonner vos erreurs.
Osan’gar s’empressa de déclarer qu’il débordait de reconnaissance, brûlait d’envie de servir et désirait plus que tout être absous de ses fautes. Rahvin, mort ? Que s’était-il passé ? Au fond, ça n’avait aucune importance. Un Élu de moins, ça ferait plus de pouvoir pour les survivants, quand le Grand Seigneur serait libre. Bien sûr, il était humiliant de s’abaisser devant une créature en un sens tout autant « née » de lui que les Trollocs, mais Osan’gar gardait un souvenir cuisant de la mort. Pour lui échapper, il était prêt à se prosterner devant un ver de terre.
Malgré la colère qui brillait encore dans ses yeux, Aran’gar n’avait pas tardé à comprendre. Elle aussi, elle se souvenait…
— Il est temps pour vous de retourner dans le monde afin de servir le Grand Seigneur, dit Shaidar Haran. À part lui et moi, nul ne sait que vous êtes vivants. Si vous réussissez, vous aurez la vie éternelle et dominerez tous vos semblables. En cas d’échec… Mais vous n’échouerez pas, c’est sûr.
Le Demi-Humain sourit bel et bien. Le rictus même de la mort…
1
Le lion sur la colline
La Roue du Temps tourne et les Âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Puis les légendes se métamorphosent en mythes qui sombrent eux-mêmes dans l’oubli longtemps avant la renaissance de l’Âge qui leur donna le jour.
Au cœur d’un Âge nommé le Troisième par certains – une ère encore à venir et depuis longtemps révolue – un vent se mit à souffler dans les collines du Cairhien couvertes de végétation roussie. Sans être le Début, car il n’y a ni commencement ni fin à la rotation de la Roue du Temps, ce vent était un début.