Comme tout le mobilier du salon, son imposant fauteuil avait de grosses boules dorées en guise de pieds, et des sphères identiques ornaient le haut dossier. Aviendha avait pris place à côté de la Fille-Héritière, mais sur le sol, où elle s’était assise en tailleur, le bas de sa robe vert pâle au col montant, quasiment assortie au carrelage, dissimulant sagement ses jambes. Son collier d’argent aux motifs entrelacés allait très bien avec la robe, nota Nynaeve. Quant à sa façon de s’asseoir… Si elle ne se trompait pas, l’ancienne Sage-Dame n’avait jamais vu la jeune Aielle prendre un siège. Inutile de dire qu’elle avait attiré les regards, dans les deux auberges…
— Menthe et mûres sauvages, dit Birgitte, enchaînant sur la proposition d’Elayne.
Sans attendre de réponse, elle emplit une jolie petite tasse de porcelaine. Comme d’habitude, l’archère portait un pantalon bouffant et une veste courte. En ce jour, elle avait opté pour le gris et le bleu. À l’occasion, elle portait des robes, mais vu ses goûts, Nynaeve ne se plaignait pas que ce soit très rare.
Toutes les trois pomponnées et joliment habillées, et personne ne voulait d’elles…
Alors que la carafe d’argent brillait de condensation, l’infusion rafraîchie se révéla délicieuse et désaltérante. Nynaeve admira le visage parfaitement sec d’Elayne. Pour sa part, elle avait recommencé à transpirer malgré la brise.
— J’avoue que je m’attendais à un autre accueil, marmonna l’ancienne Sage-Dame.
— Vraiment ? s’étonna Elayne. Après la façon dont Vandene et Adeleas nous ont traitées ?
— D’accord, disons que j’espérais un meilleur accueil. Je suis enfin une authentique Aes Sedai, et personne ne semble y croire. Je pensais que quitter Salidar ferait changer les choses…
L’entrevue avec Merilille Ceandevin ne s’était pas bien passée. En guise d’entrevue, il s’était d’ailleurs plutôt agi d’une présentation. Après quelques mots prononcés distraitement par Vandene, Nynaeve et Elayne avaient été priées de se retirer afin que les véritables Aes Sedai puissent converser entre elles. Merilille avait prétendu que les voyageuses devaient brûler d’envie de faire un brin de toilette, mais en réalité, elle les avait proprement fichues à la porte. Confrontées à un choix truqué – se laisser traiter comme des Acceptées dociles ou bouder comme des gamines –, les deux jeunes femmes avaient choisi la première option. Le simple fait d’y repenser réduisit à néant tous les efforts que Nynaeve avait produits pour se calmer. Du coup, elle se mit à ruisseler de sueur.
Avoir été renvoyées ainsi n’était pas la pire offense, en réalité. Très fine, les cheveux noir brillant et les yeux sombres, la Cairhienienne Merilille, comme toutes les sœurs grises, posait sur le monde un regard que rien ne semblait avoir jamais étonné. Pourtant, elle avait écarquillé les yeux quand Vandene lui avait annoncé qu’Elayne et Nynaeve étaient des sœurs comme elle. Et que dire de sa réaction quand elle avait appris qu’Egwene portait désormais l’étole de la Chaire d’Amyrlin !
Être informée qu’il existait désormais une Championne, en la personne de Birgitte, l’avait surprise aussi, mais elle était parvenue à mieux se maîtriser – à peine un regard interloqué et un pincement de lèvres. Finalement, c’était Aviendha qui avait eu la meilleure part, Merilille se contentant de marmonner qu’elle adorerait la vie de novice.
Puis les quatre visiteuses avaient été promptement expédiées dans leurs appartements. Avec l’aimable suggestion – en fait, un ordre déguisé – de ne pas hésiter à prendre plusieurs jours de repos pour se remettre des rigueurs du voyage.
Sortant son mouchoir de sa manche, Nynaeve s’éventa futilement avec le carré de dentelle.
— Je continue à penser qu’elles nous cachent quelque chose.
— Allons, Nynaeve, dit Elayne, je n’aime pas plus que toi la manière dont on nous a traitées, mais tu essaies de faire un éléphant d’une souris. Si Vandene et Adeleas ont envie de courir après des fugitives, grand bien leur fasse ! Tu préférerais qu’elles participent à la recherche de la coupe en prétendant la diriger ?
Pendant le voyage, Elayne et Nynaeve, justement pour éviter ça, n’avaient pratiquement pas mentionné le ter’angreal qui motivait leur venue à Ebou Dar.
N’empêche, l’ancienne Sage-Dame restait persuadée que les deux sœurs aux cheveux blancs leur cachaient quelque chose. Elayne ne voulait pas l’admettre, voilà tout. Adeleas ne s’était pas aperçue que Nynaeve avait entendu sa remarque au sujet de la traque des fugitives, une fois la colonne arrivée à Ebou Dar. Quand l’ancienne Sage-Dame avait demandé si les deux sœurs espéraient vraiment en trouver, Vandene avait répondu un peu trop hâtivement qu’elles essayaient à tout moment et partout de repérer des jeunes femmes ayant fui la tour. Une remarque parfaitement absurde. Personne n’était parti de Salidar. En revanche, les novices s’enfuyaient parfois – leur vie n’était pas facile, des années d’obéissance les attendant avant qu’elles puissent enfin prétendre penser par elles-mêmes – et il arrivait qu’une Acceptée, lasse d’attendre de recevoir le châle, essaie de se défiler. Mais très peu de ces femmes, c’était bien connu, même de Nynaeve, parvenaient à quitter Tar Valon. Et les rares qui réussissaient étaient presque toutes ramenées de force à la tour. Lors de la formation, une candidate pouvait être jetée dehors à tout moment. Parce qu’elle n’était pas assez puissante, par exemple. Ou pour avoir refusé de subir l’épreuve permettant d’accéder au statut d’Acceptée – ou celle qui donnait accès au rang d’Aes Sedai, et à laquelle Elayne et Nynaeve avaient échappé. Bien entendu, on était aussi éjectée en cas d’échec à l’une ou l’autre de ces épreuves. Mais on ne s’en allait jamais librement, sauf lorsqu’on portait le châle.
Si les fugitives en liberté étaient si rares, pourquoi Vandene et Adeleas espéraient-elles en trouver à Ebou Dar ? Et pourquoi avaient-elles éludé ainsi la question de Nynaeve ?
L’ancienne Sage-Dame redoutait de connaître la réponse – au moins à la seconde question. Alors qu’elle avait cru s’être nettement améliorée sur ce point, ne pas tirer sur sa natte lui demandait un effort surhumain.
— Au moins, marmonna-t-elle, Mat sait enfin que nous sommes des Aes Sedai. Qu’il prenne garde à ce qu’il fait !
Désormais, Nynaeve était capable de se mesurer à lui. Qu’il tente quoi que ce soit, et il verrait ce que ça faisait d’être bombardé avec tout ce que le Pouvoir était en mesure d’utiliser comme projectile.
— C’est pour ça que tu l’as évité comme un Cheltanien qui joue au chat et à la souris avec un collecteur d’impôts ? demanda Birgitte avec un petit sourire.
Nynaeve sentit qu’elle rosissait. Franchement, elle pensait avoir beaucoup mieux dissimulé ses sentiments.
— Même pour un homme, il est très énervant, intervint Aviendha. Birgitte, tu dois avoir voyagé très loin. Tu parles si souvent d’endroits ou de gens dont j’ignorais jusqu’à l’existence. Un jour, j’aimerais bien sillonner les terres mouillées et découvrir toutes ces curiosités. C’est quoi, un Cheltanien ? Un habitant de Chelta ? Mais où se trouve ce pays ?
Le sourire de Birgitte s’effaça. Où qu’ait pu être cette contrée, elle devait avoir disparu depuis un millénaire – si elle n’avait pas appartenu à un autre Âge. L’héroïne et sa sacrée habitude de mentionner des reliques du passé dans les conversations ! Nynaeve regrettait de n’avoir pas été là pour entendre l’archère avouer à Egwene ce que cette dernière… savait déjà. Durant son séjour chez les Aiels, Egwene avait énormément gagné en assurance, et elle n’avait guère de tolérance pour ce qu’elle considérait comme des enfantillages. De fait, Birgitte était sortie de leur entretien avec la queue entre les jambes…