Même ainsi, Nynaeve préférait largement l’héroïne à Aviendha, qui la mettait souvent très mal à l’aise avec ses regards durs et ses propos sanguinaires. De plus, si agaçante que fût Birgitte, l’ancienne Sage-Dame avait promis de l’aider à garder son secret.
— Mat m’a menacée, annonça-t-elle.
La première idée qui lui était passée par la tête pour détourner la conversation – et bien entendu, la dernière chose qu’elle aurait voulu rendre publique. Alors que Nynaeve rosissait derechef, Elayne eut un sourire qu’elle eut la bonté de dissimuler derrière sa tasse d’infusion.
— Pas de cette façon, précisa Nynaeve quand elle vit Aviendha poser la main sur le manche de son couteau.
Pour l’Aielle, la violence semblait la meilleure réponse à tous les problèmes.
— C’est seulement que…
Aviendha et Birgitte ouvrirent grandes les oreilles.
— Il a dit que…
Après que Nynaeve fut venue au secours de Birgitte, Elayne vint à la rescousse de l’ancienne Sage-Dame :
— Assez parlé de maître Cauthon ! s’écria-t-elle. Il est ici parce que Egwene ne voulait pas l’avoir dans les jambes, et je trouverai plus tard un moyen de m’y prendre avec son ter’angreal.
Elayne eut une moue irritée. Elle n’avait pas du tout apprécié que Vandene et Adeleas commencent à canaliser le Pouvoir sur Mat sans même un « avec ta permission », et encore moins aimé que le jeune homme ait filé vers l’auberge. Bien entendu, elle n’aurait rien pu y changer. En lui disant de faire ce qu’il était de toute façon obligé d’accomplir, elle prétendait être en mesure de lui donner l’habitude d’obéir. Eh bien, ce n’était pas encore gagné !
— Mat est la composante la moins importante de ce voyage ! insista la Fille-Héritière.
— Exact, fit Nynaeve, soulagée qu’Elayne l’ait tirée d’un mauvais pas. La coupe, voilà tout ce qui compte !
— Je propose de partir en éclaireuse, dit Birgitte. Ebou Dar semble encore plus malfamée que dans mes souvenirs, et le quartier que vous avez décrit pourrait bien être pire… (elle évita de regarder Aviendha)… pire que tout le reste.
— S’il faut explorer les lieux, dit la jeune Aielle, je veux être de l’aventure. J’ai un cadin’sor !
— Un éclaireur est censé se fondre dans le paysage, rappela gentiment Elayne. Nous devrions nous trouver pour toutes des tenues locales, afin de pouvoir mener les recherches sans laisser personne en arrière. Même si c’est Nynaeve qui aura le moins de mal à passer inaperçue.
Toutes les habitantes d’Ebou Dar semblaient avoir les yeux et les cheveux noirs, comme l’ancienne Sage-Dame. Des caractéristiques que ne partageaient pas la Fille-Héritière, l’Aielle et l’archère.
Aviendha soupira à pierre fendre et Nynaeve eut envie de l’imiter quand elle songea aux décolletés plongeants à la mode à Ebou Dar. Étroits certes, mais vertigineux… Ignorant le sens du mot « pudeur », Birgitte eut en revanche un grand sourire.
Avant que la conversation puisse aller plus loin, une femme aux courts cheveux noirs vêtue de la livrée de la maison Mitsobar entra sans frapper dans le salon. Une façon de faire que Nynaeve jugeait impolie, malgré tout ce que pouvait dire Elayne sur le code de comportement des domestiques.
La jupe blanche de la servante était cousue à hauteur du genou gauche afin de révéler son jupon vert. Du côté gauche du corsage, une broderie représentait l’Ancre et l’Épée vertes des Mitsobar. Même chez une domestique, le décolleté avait quelque chose de vertigineux, comme dans le souvenir de Nynaeve. Plutôt rondelette et d’âge moyen, la servante hésita un peu, s’inclina puis s’adressa à la cantonade :
— La reine Tylin désire voir les trois Aes Sedai, si tel est leur bon plaisir.
Les quatre femmes échangèrent des regards interloqués.
— Il n’y a que deux sœurs dans cette pièce, dit Elayne. Il faudrait peut-être aller chercher Merilille.
— On m’a envoyée dans ses appartements… Aes Sedai.
L’hésitation était presque imperceptible, mais pas tout à fait, et on aurait presque pu entendre un point d’interrogation derrière le titre.
Elayne se leva et tira sur le devant de sa robe. Quelqu’un qui ne la connaissait pas n’aurait pas vu la colère que dissimulait son visage impassible. Mais il y avait comme une tension au coin de ses yeux et de sa bouche…
— Nous y allons ? Nynaeve ? Aviendha ? Birgitte ?
— Elayne, je ne suis pas une sœur…, dit Aviendha.
— On m’a bien précisé : seulement les Aes Sedai, s’empressa de rappeler la servante.
— Aviendha et moi, dit Birgitte avant que la Fille-Héritière ait pu parler, nous irons jeter un coup d’œil à la ville pendant que vous voyez la reine.
Elayne foudroya les deux femmes du regard, puis soupira :
— D’accord, mais soyez prudentes… Nynaeve, tu viens, ou tu veux aussi aller vadrouiller ?
Une question posée d’un ton très sec, et avec un regard peu amène pour Birgitte.
— Je ne raterais cette audience pour rien au monde ! répondit l’ancienne Sage-Dame. Quel plaisir de rencontrer quelqu’un qui nous prend pour… (Elle ne finit pas sa phrase, qui n’était pas pour les oreilles de la servante.) Ne faisons pas attendre la reine !
— Pour sûr, dit la domestique, surtout si je ne veux pas me faire arracher les oreilles !
Oreilles arrachées ou non, il fallut un certain temps pour remonter les couloirs du palais. Comme pour compenser la blancheur uniforme de l’extérieur du complexe, l’intérieur était particulièrement coloré. Dans un corridor, on trouvait un plafond bleu et des murs verts. Dans un autre, des murs jaunes et un plafond rose pâle. Sur le sol, les carreaux en forme de losanges pouvaient composer des harmonies en noir et blanc, en bleu et jaune, en vert et rouge – bref, presque toutes les combinaisons possibles. Les tapisseries, relativement rares, représentaient exclusivement des scènes de la mer, et toute une collection d’objets d’art était exposée dans une multitude de niches murales. Dans ce feu d’artifice de vases, de statuettes et de coupes en cristal, les merveilles de l’artisanat du Peuple de la Mer, expert en porcelaine, attirèrent particulièrement le regard des deux visiteuses.
Comme dans tous les palais du monde, des domestiques allaient et venaient dans tous les sens. La version masculine de la livrée comportait un pantalon blanc, une chemise de la même couleur aux larges manches plissées et une veste verte.
Alors que la servante venait de s’engager dans un nouveau couloir, Nynaeve vit un homme avancer à grands pas dans leur direction. Tirant la Fille-Héritière par le bras, l’ancienne Sage-Dame s’immobilisa net. C’était Jaichim Carridin !
Il passa à côté des trois femmes sans leur accorder un regard, sa cape blanche ondulant dans son dos. Bien que transpirant à grosses gouttes, il ne semblait pas affecté par la chaleur, si on se fiait à sa démarche rapide.
— Que fait-il ici ? demanda Nynaeve.
Cet homme était responsable d’une boucherie à Tanchico et dans la Lumière seule savait combien d’autres endroits.
La servante fronça un sourcil intrigué.
— Eh bien, les Fils de la Lumière nous ont eux aussi envoyé une délégation, il y a des mois de ça… La reine… Aes Sedai !
De nouveau, la même hésitation…
Elayne parvint à acquiescer avec grâce. Nynaeve, en revanche, répondit sans dissimuler son agacement :
— Oui, il ne faut pas la faire attendre.
Sans le faire exprès, Merilille avait lâché sur Tylin une information précieuse. Cette souveraine était volontiers pointilleuse et se montrait très à cheval sur le protocole. Cela dit, si elle doutait elle aussi d’avoir affaire à des Aes Sedai, Nynaeve était tout à fait disposée à la gratifier d’une petite démonstration.